Anna Dello Russo, rédactrice en chef de "Vogue" Japon, célèbre pour ses couvre-chefs excentriques
Paris, 10?heures du matin. Une foule de modeuses est rassemblée devant le Grand Palais pour assister au défilé Chanel. Karl Lagerfeld vient de s’engouffrer par l’entrée backstage. Un peu à l’écart du tumulte, Tommy Ton, photo-blogueur spécialisé dans le street style (http://tommyton.tumblr.com), a l’air de s’ennuyer ferme. Où sont les personnages hauts en couleur qui faisaient les beaux jours de son blog ? Aujourd’hui, les excentriques se font de plus en plus rares. D’accord, Anna Piaggi, diva du « Vogue » italien habillée dès l’aube comme pour un bal à Venise, a tiré sa révérence et s’en est allée, il y a peu, distraire les anges. Mais les autres ? Anna Dello Russo, l’iconique Italienne rédactrice en chef du « Vogue » nippon et grande spécialiste devant l’Eternel des tenues improbables, s’est presque assagie. Elle n’arbore plus que deux grosses cerises en guise de bibi, mais se change toujours à la vitesse d’un prestidigi-tateur pour apparaître vêtue de pied en cap en Chanel pour le défilé Chanel, puis caparaçonnée de Mugler chez Mugler, et cela toujours de préférence dans la collection à venir.
Les pros de la mode n'en font pas des tonnes, comme on le voit sur la styliste Elisa Nalin
Caroline Blomst, coauteure du blog Stockholm Street Style, confie : « C’était plus agréable il y a cinq ou six ans, quand Daniel – mon amoureux – et moi avons créé notre blog. Les shows rassemblaient des stylistes, des rédactrices ou des gens qui avaient un réel rapport avec le milieu de la mode. Il n’y avait pas toutes celles qui se montrent pour faire leur autopromotion avant les défilés. Aujourd’hui, les professionnels de la mode sont perdus dans une masse d’amateurs hauts en couleur pour lesquels le but de la journée, l’obsession de chaque instant, est de poser devant un objectif. » Mais qui sont-ils, ces accros de la mode qui piétinent en attendant de pénétrer dans le saint des saints, l’enceinte du défilé ? D’abord, il y a les acheteurs et les journalistes. S’ils posent, c’est l’affaire de deux ou trois secondes, parce qu’ils sont pressés. Soit d’aller prendre leur place au défilé. Soit de le quitter au plus vite. Ils enchaînent les rendez-vous et ont peu de temps. Ils ne friment pas, ne font pas d’efforts et ne se déguisent pas. C’est tout simplement comme ça qu’ils s’habillent pour sortir, et ils ne voient pas la nécessité de perdre leur temps juste pour déclencher l’envie d’être pris en photo.
Un look savamment improvisé, comme celui de la blogueuse Chiara Ferragni
Ensuite viennent les blogueurs, les designers débutants et les demi-célébrités, qui se rendent sur le lieu des défilés pour se faire connaître. Ils aiment traîner parmi les photographes avant de pénétrer dans la salle, et posent toujours avec un plaisir évident quand ils ne vous fourrent pas dans la main un flyer à l’adresse de leur site internet ou leur carte de visite. Le plus souvent, ce sont des jeunes filles apprêtées, qui ont fait beaucoup d’efforts pour se donner l’air d’avoir improvisé leur look. « Comme la majorité des jeunes designers n’a pas les moyens de faire de grandes campagnes de communication, pour se faire remarquer, ils offrent des pièces de leurs collections à des amies ou des blogueuses qui les porteront pendant les shows. Ainsi susciteront-ils peut-être l’intérêt des stylistes ou rédactrices. Un excellent moyen d’accéder enfin à la notoriété », explique Phil Oh, du blog Street Peeper.
Quand on rêve de célébrité, quoi de mieux qu'un look décalé, avec des pièces surprenantes ?
Quant à la troisième catégorie, la plus drôle et la plus décalée, ce sont tous ceux qui n’ont aucun rapport avec la mode et ne font que promener leurs rêves de célébrité à l’entrée des défilés. Et qu’importe si, cet automne, un article du « New York Times » les suspectait d’être « vendus » aux maisons de mode qui les rétribueraient contre chaque parution d’une photo d’eux vêtus avec les vêtements prêtés… La plupart ont juste soif de se voir – miroir, mon beau miroir – immortalisés dans les pages d’un blog ou d’un de ces journaux gratuits distribués à l’entrée des shows. La célébrité commence toujours par une photo. Et pour cela, tout est permis : boîte à œufs en guise de sac, couvre-chef fabriqué grâce à une écorce de pastèque… Plus c’est surréaliste, mieux c’est, et nul doute que le grand Salvador Dalí, en fin connaisseur, aurait applaudi.
Quand la mode se transforme en carnaval pour le plus grand plaisir des photographes
Crise oblige, le mot d’ordre de l’industrie de la mode est plus que jamais « acheter », et se traduit en vêtements désirables et portables. Mais il serait dommage que ne demeure pas un peu de cette folie, qui, deux fois par an, transforme la mode en joyeux carnaval.