Mannequin, mais aussi chanteuse et égérie ténébreuse de la scène hype, Irina Lazareanu, l'amie de Peter Doherty et de Kate Moss, brille de mille feux pâles. Rendezvous avec un phénomène à la beauté aussi étrange que fascinante. Il y a la salopette en cuir. Et, dessus, ce kimono de soie gris et blanc qui tombe parfaitement jusqu'aux chevilles. Derrière la frange qui cache ­ ou révèle, c'est selon ­, des yeux bruns de poupée, il y a Irina Lazareanu, brindille pâle et arty. Une beauté à contre-courant, un défi à la standardisation esthétique. Mannequin depuis bientôt dix ans, elle sait poser ­ oui, c'est rare ­ et se pose aux antipodes de ce qui fait le succès des poupées russes : classe innée, dandysme revendiqué, singularité toutterrain. Irina marche dans le sillage des Juliette Gréco, Nico, Marianne Faithfull... des femmes qui laissent leur empreinte dans un monde uniforme.

LA NUIT LUI APPARTIENT

Le destin d'Irina Lazareanu, promise à une carrière de danseuse de ballet, bascule à Londres suite à une vilaine blessure au genou. Finis les entrechats. L'underground londonien, avide de nouveauté et de fraîcheur, adopte la jeune Québécoise. Elle a 16 ans, et déjà ce style bien à elle qui va lui assurer un itinéraire exemplaire. Oiseau de nuit aux yeux grands ouverts, elle capture l'âme du rock et y fait son nid sur fond de créativité, de défonce et d'élégance. « J'avais rencontré Peter Doherty en 1997, avant que son groupe The Libertines soit dissous. J'étais gamine, je ne savais rien. Il m'a fait découvrir la littérature, la poésie "beat", Bertolt Brecht. Il m'a appris qu'on peut mettre de la musique sur des paroles, sur des poèmes, et que ça fait des chansons. » Leçons qu'elle met en pratique en par- tant en tournée avec les Babyshambles, nouveau groupe de l'enfant terrible du rock. Auteure et batteuse, elle entre en musique comme on entre en religion, avec exaltation. Kate Moss, qui était la petite amie de Peter Doherty, devient l'amie d'Irina. Irina se fiancera avec « Bad Peter », rompra, se fiancera à nouveau. Le trio infernal est désormais ami pour la vie. « Kate Moss m'a appris le métier de mannequin. Elle m'emmenait sur ses shootings, je la regardais travailler, c'était incroyable : même si elle enfilait un simple T-shirt blanc, il se passait quelque chose. » En 2005, Kate Moss, top ultime et rédactrice en chef invitée du « Vogue » français, la « marraine » pour une série de mode, « Extravagance de plumes ». A 23 ans, la carrière du top Irina est sur orbite.

DE KARL À NICOLAS

Elue muse de Karl Lagerfeld pour Chanel, elle connaît une gloire fulgurante. « Cette période était bizarre, se souvient Irina. Je venais de perdre Samantha Archer-Fayet, mon agent chez Marylin, disparue en Thaïlande avec sa fille pendant le tsunami. Elle était comme ma seconde maman. Je me suis retrouvée parachutée dans cet univers d'élite au moment de sa mort. C'était impressionnant. »

« C'EST KATE MOSS QUI M'A APPRIS LE MÉTIER »

« Pourquoi moi ? » Cette question, Irina continue à se la poser, même si, évidemment, elle connaît la réponse : « Tout ça a à voir avec ce que je suis, ce que je dégage. J'aime les gens, j'aime la mode, l'histoire de la mode. » Pendant les prises de vue ou quand elle défile, elle pense aux couturières qui ont passé des heures à travailler sur le vêtement qu'elle porte. « Il faut respecter le vêtement et le comprendre », dit-elle. Après huit ans chez Chanel, elle rejoint Nicolas Ghesquière chez Balenciaga. « Ces deux maisons sont ma famille. » Rêveuse et lucide, borderline et professionnelle, Irina est un rêve de couturier, une égérie. Sa dégaine affolante, autant maîtrisée qu'extravagante, passe avant tout par le corps, un corps de danseuse qui sait que la liberté naît du travail. « Dès qu'elle arrive dans une pièce, Irina occupe tout l'espace par sa seule présence, confie Léna Bodet, sa bookeuse chez Elite. Contrairement à beaucoup de mannequins, ce n'est pas un portemanteau. Et elle est tellement généreuse, adorable. Elle tisse de vrais liens d'amitié avec les gens avec lesquels elle travaille. Son succès passe aussi par là. »

LA MUSIQUE DANS LE SANG

Lagerfeld a saisi la puissance de sa muse. Sur le défilé Paris-Londres 2007, il lui offre une scène « live » pour son premier single, « Strange places », produit par Sean Lennon, le fils de John. Dans la mouvance d'une internationale poétique plus que de la foire au chiffon mondialisée*, Irina Lazareanu est un personnage inspiré et inspirant. Son groupe, Operation Juliet ­ « C'est Yoko Ono qui a trouvé le nom » ­, fait des showcases de Paris à New York, en passant par le Festival de Cannes. « On s'est fait le plaisir d'aller au festival South by Southwest, à Austin, Texas, faire de la musique avec Sean Lennon, Albert Hammond, des Strokes, Mark Hanson, Adam Green, Patti Smith... C'est génial, on est tous animés par l'idée de se rassembler et de faire des chansons ensemble », se réjouitelle, de sa voix de velours râpé par le tabac. L'été prochain verra sortir son nouvel album, « plus électro, plus libre », promet-elle, toujours chez Chimera, le label de Sean Lennon. Bien loin de la branchitude à obsolescence programmée des it-girls collectionneuses d'amis célèbres, Irina Lazareanu est une artiste, une femme indépendante et habitée. Hip hip hip ! Irina !

(*) Irina travaille aussi comme styliste sur une ligne de vêtements, Irina's Closet, pour Simons, le H&M canadien.