Pour trouver 3.Paradis, il faut chercher un étroit passage coincé entre deux rues du XIe arrondissement. Un studio au sol carrelé, où Emeric Tchatchoua et ses équipes s’affairent. H-48 avant le défilé.

Malgré les silhouettes à fignoler, les appels qui n’arrêtent pas d’illuminer l’écran de son téléphone et un casting de mannequins en cours, le créateur a pris le temps de répondre aux questions de Marie Claire. Rencontre

Marie Claire : Emeric Tchatchoua, qui êtes-vous ?
Emeric Tchatchoua : Je suis le fondateur de 3.Paradis. Je suis né à Paris, dans le XVe arrondissement, puis ma famille et moi avons déménagé au Canada lorsque j'ai eu 12 ans. J’ai vécu à Montréal pendant une dizaine d’années. Là-bas, je me suis passionné pour le sport, la culture, l’art et la littérature. Et puis à 14 ans, j’ai découvert la mode japonaise grâce à Internet.

Avec Jun Takahashi et Hiroshi Fujiwara, j’ai rencontré un langage, le tout premier dans lequel je me reconnaissais. J’ai continué à m’ouvrir à d’autres types d’art, comme le superflat japonais et le surréalisme. Changer le négatif en positif est une caractéristique propre à ce second mouvement, qui est aussi celui du monde des rêves, des possibilités. J’y vois un écho à mon histoire. Je suis né dans un grand ensemble, mais cela ne m’a pas empêché de rêver.

J’ai ensuite suivi les cours de l’école supérieure de mode de Montréal. Mais je m’ennuyais un peu en classe, donc j’ai débuté ma marque. C’était il y a 10 ans, maintenant. Je voulais, à travers 3.Paradis, monter une plateforme qui crée quelque chose de meilleur. Mon histoire, c’est celle d’un enfant qui a été inspiré et qui voudrait passer le flambeau. La mode, finalement, n’est qu’un véhicule.

Que signifie 3.Paradis ?
Le chiffre 3 désigne la trinité composée du corps, de l’âme et de l’esprit, soit l’être humain. Le paradis, c’est ce monde meilleur que j'évoquais précédemment. Comment créer cet écosystème ?

L’idée d’élévation est très présente dans 3.Paradis. Grâce à la culture, puis grâce à ma marque, j’ai réussi à m’élever socialement. J’essaye de retranscrire cette élévation à travers les signatures du label : le bleu ciel, les nuages, les colombes… 3.Paradis aspire à quelque chose de léger, de vaste qui évoque les grands espaces.

C’est une griffe inspirée par le poète André Breton, les peintres Salvador Dalí et René Magritte, mais aussi par le personnage du Petit Prince, qui s’adresse à l’enfant qui vit toujours dans le cœur des adultes. Voilà, je veux toucher l’inner child, la partie la plus enfantine de chaque personne.

Vous débutez comme une marque masculine et ajoutez du prêt-à-porter féminin en 2022. Pourquoi ce choix ?
Le paradis est pour tout le monde, il fallait donc que 3.Paradis s’adresse à tous-tes. D’autant que je me suis rendu compte que 36 % des personnes qui nous suivent sur les réseaux sociaux sont des femmes. Gigi et Bella Hadid, Dua Lipa, Billie Eilish... Elles portent nos vêtements depuis des années. Nos créations plaisent aussi aux consommatrices, donc je pense à elles à chaque fois que je dessine et je décline tous mes looks en deux versions : l’un pour la morphologie masculine, l’autre pour la silhouette féminine.

Vous avez trouvé une clientèle pour ces créations ?
Tout à fait. Aujourd’hui, la ligne femme représente presque un tiers de nos ventes.

Vous avez collaboré avec Peugeot, avec le PSG, J.M. Weston… Comment choisissez-vous ces partenaires éclectiques ?
3.Paradis veut pousser l’excellence et le savoir-faire français. Nous avons travaillé avec le pâtissier Cédric Grolet, avec l’orfèvre Christofle, le chausseur J.M. Weston… Nous recherchons aussi les numéros 1 dans leurs secteurs, qui ont comme nous la mentalité de l’excellence. C’est le cas de Levi’s, par exemple. Je m’associe également aux marques qui me faisaient rêver quand j’étais petit, comme le PSG ou la NBA. 

Lors de votre précédent show, vous avez fait appel à l’artiste Johanna Tordjman. Vous pouvez nous parler de cette collaboration ?
Quand je collabore avec un-e artiste, je ne lui dis pas : "Voici le thème, fais ce que tu veux". Non, je lui donne une ligne directrice à laquelle je lui demande d’ajouter sa patte. Je fais appel à cette personne parce qu’il y a un aspect dans son œuvre qui résonne avec mon travail.

En l’occurrence, Johanna Tordjman s’intéresse aux traces que les cultures laissent derrière elles. Moi, je suis à la croisée de plusieurs héritages, Parisien, Français, d’origine camerounaise par mes parents et Canadien d’adoption : je suis un mélange d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord. Et puis travailler avec Johanna, qui est une amie très proche, c’était un kif ultime et je peux vous dire que ce ne sera pas la dernière fois.

Vous avez lancé votre marque au Canada, où vous avez étudié. Est-ce que débuter outre-Atlantique a insufflé quelque chose de différent dans votre manière de concevoir la mode ?
Comme je n’ai pas commencé la mode à Paris, je m’affranchis des codes et du système. Je crois qu’en France, on peut facilement entrer dans une boîte. Et puis le Canada est un pays extrêmement ouvert, une terre amérindienne avec un brassage des cultures considérable.

Grandir au Canada, c’est aussi grandir dans un environnement qui va plus lentement, avec des valeurs de paix et de sérénité que j’essaye de traduire dans ma culture d’entreprise.

En 2019 vous êtes demi-finaliste du LVMH Prize, en 2024 vous remportez le prix spécial de l’Andam. Est-ce que ces reconnaissances de l’industrie sont importantes pour vous ? 
Si les hautes instances de la mode valident mon travail, c’est qu’elles considèrent mon propos intéressant, ce qui me donne confiance en moi

Grâce au LVMH Prize et à l’Andam, j’ai rencontré des personnes géniales qui me conseillent, m’épaulent quand je me sens perdu. En dialoguant avec elles, je saisis que ce qui est le plus important, c’est d'avoir le courage d'être moi-même. Chaque designer a une vérité qui lui est propre, d’après son expérience de vie. Ce qui a fonctionné pour l’un-e ne fonctionnera pas forcément pour l’autre.

Plus les spécialistes de l'industrie me donnent confiance en moi, plus iels m’aident à trouver ma propre vérité, ma propre identité, ce qui me permettra d’éclore et d’apprendre un maximum. Il faut que je grandisse en étant moi-même.