Lancé en 2023, le prix du design de l’Ima a à cœur de distinguer des créatif-ve-s du monde arabe. Cette année, le jury présidé par Nada Debs a choisi d’attribuer le "Prix talent émergent" à la designer Zineb Kertane, le "Prix de l’impact" à Aziza Chaouni Projects, un bureau d’études spécialisé dans l’architecture durable, le "Grand prix d’honneur" au studio Aau Anastas et le "Prix talent confirmé" au créateur Abdel El Tayeb.

À la tête de sa propre marque, baptisée El Tayeb Nation, ce dernier développe depuis Bruxelles des vêtements haut de gamme sur commande et des objets de décoration basés sur l’artisanat ancestral soudanais. Interview.

Marie Claire : Qu’est-ce qui vous a amené à la mode ?
Abdel El Tayeb : J’ai toujours été fasciné par la création. Plus jeune, je passais des après-midis entières devant les chaînes télé Fashion TV et World Fashion. Mes journées, je les consacrais à apprécier le vêtement, découvrir un nouveau styliste, une marque émergente…

En fait, j’ai toujours eu envie de créer avec mes mains, de sculpter la matière. J'ai d'abord intégré un lycée d’arts appliqués à Bordeaux, puis j'ai pu suivre des études en design textile à Paris. Ça a été une révélation. En cours, je me suis familiarisé avec l’architecture d’intérieur et le graphisme. J’ai également appris des techniques artisanales comme la maille, le tissage, l’impression et la teinture. 

C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à expérimenter la vannerie dans le textile. J'ai aussi pris conscience que la mode est un art complet. Un vêtement sous-tend une réflexion autour de l'identité, qui peut ensuite être mise en scène à travers une photo, une vidéo ou de la musique pour ajouter différents fils à la création.

Après être passé par les griffes Franck Sorbier, Ann Demeulemeester et Maison Margiela, vous avez un temps été designer chez Bottega Veneta. Quels savoir-faire retirez-vous de ces différentes marques, très portées sur l’artisanat ?
Elles m’ont toutes inculqué des connaissances particulières. Chez Franck Sorbier, c’était la broderie à la main, chez Ann Demeulemeester, le tailoring et le flou, chez Maison Margiela avec John Galliano, l’artisanat artistique et son storytelling… Mais surtout, pendant mes années chez Bottega Veneta, j’ai appris à créer du raffinement dans l’exécution d’une pièce. 

Recevoir, en 2021, le prix "Debut Talent" lors des Fashion Trust Arabia Awards a-t-il changé quelque chose à votre carrière ?
Évidemment ! Cette récompense a donné de l’ampleur à ma marque sur le plan international et notamment dans le monde arabe.

J’ai aussi eu la chance de rencontrer des personnalités dont j’étais fan lorsque j’étais plus jeune. Comme Naomi Campbell, qui a monté une exposition au Qatar, en 2022, dans laquelle elle a inclus l'une de mes pièces. En ce moment, une rétrospective de sa carrière est organisée au Victoria & Albert Museum, et là aussi, une création El Tayeb Nation y est présentée.

Vous venez de recevoir le "Prix Talent confirmé" de l’Institut du monde arabe. Qu’est-ce que cette récompense signifie pour vous ?
Elle arrive à point nommé, parce que je me suis mis à travailler à temps plein sur El Tayeb Nation il y a quelques mois. Elle a aussi une valeur émotionnelle : à une époque, j’ai passé de nombreuses heures à l’Ima pour apprendre davantage sur le monde arabe en général et sur le Soudan plus particulièrement.

En fait, El Tayeb Nation est un lieu fantasmé entre la France et le Soudan, un dialogue, un point de rencontre entre mon pays d’origine et celui où j'ai grandi. C’est exactement ce que l’Ima représente à Paris.

C’est aussi une superbe reconnaissance qui met en lumière la valorisation et la célébration de la culture soudanaise, notamment les techniques artisanales que j’essaye de populariser et de moderniser.

Vous dites parfois que les savoir-faire de votre pays d’origine sont menacés. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En 2014, j’ai entrepris un voyage en bus au Soudan avec mon père pour rencontrer des artisans et me familiariser avec leurs techniques de travail. L’un des savoir-faire principaux, là-bas, c'est donc la vannerie, une technique de crochetage et de tissage à partir de feuilles de palmiers qui sont coupées, séchées, teintes et tissées afin de confectionner des objets du quotidien.

Dans le nord du pays, à Chendi, la spécialité est plutôt le tissage du coton, tandis que dans le village de mon père, des cordonniers développent la merkub, une chaussure traditionnelle [entre la slipper et la ballerine, ndlr] en cuir naturel.

Cet artisanat soudanais, développé par la génération de mes parents, demande du temps et a donc un certain coût. Malheureusement, ces produits ne peuvent pas rivaliser avec ceux qui arrivent d'Asie et qui sont désormais commercialisés à bas prix sur les étals des marchés dans tout le pays. 

À cela s’ajoute le fait que depuis des décennies, une grande instabilité politique règne au Soudan. En 2021, il y a eu des espoirs de révolution, mais depuis, des militaires se disputent le pouvoir.

Cette situation a entraîné de nombreux déplacements de population vers l’Égypte et les pays alentours. Aujourd'hui, personne ne sait ce que va devenir le Soudan.

Alors c’est un fait, l’artisanat et la culture ne sont pas la priorité. Mais c’est notre ciment à tous-tes, ce qui lie les Soudanais-es qui sont sur place et celleux qui sont ailleurs. Nos objets nous rappellent un quotidien joyeux vécu chez nous et représentent une résilience, une manière de manifester, d’espérer pour le futur. 

Comment traduisez-vous ces savoir-faire dans vos collections ?
Je les détourne. Grâce à la vannerie, je développe des accessoires de mode. J'utilise aussi de la corde et des fils de coton, pour créer des vêtements agréables à porter malgré leur aspect 3D original. 

La féminité soudanaise m’inspire également beaucoup. Je réinterprète par exemple le toub, un morceau de tissu long de 5 mètres que les femmes drapent tout autour de leurs corps et qu’elles maintiennent avec une pince afin de transformer cette étoffe en habit.

Collaborez-vous avec des artisans au Soudan ?
C’était mon idée de départ, mais avec l’actualité, c’est très compliqué à mettre en place. Sur le long terme, j’aimerais vraiment réussir à créer un projet localement avec des artisans. En attendant, je fais des ponts avec d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique, comme le Sénégal où je serai en résidence à l’automne pour rencontrer des vanniers.

Vous avez nommé votre collection de diplôme "Ma nation porte ton nom" en hommage à votre père. L’héritage semble être une grande source d’inspiration pour vous. Y en a-t-il d’autres ?
Je suis un fan de la couture française des années 50. Je m’intéresse à la manière dont les designers, dans la mode occidentale, ont réussi à sculpter la silhouette et à fabriquer de nouveaux corps. Je pense à Christian Dior, Cristóbal Balenciaga, au raffinement des broderies et de l’artisanat à l’origine d'une féminité exacerbée. J’ai aussi un grand attrait pour Yves Saint Laurent, Claude Montana et Azzedine Alaïa, qui, dans les années 80, ont transcendé le corps des femmes.

Mais également pour la sculpture abstraite d'Alberto Giacometti ou de Constantin Brâncusi, la littérature, l’écriture, la sociologie, les œuvres de James Baldwin…

El Tayeb Nation connecte mes racines à cette idée d’appartenance à un endroit qui ouvre le pas sur différentes sources de nourriture : la couture française, l’art, les vêtements d’apparats, la littérature. C’est relativement wild, finalement.

 
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Abdel El Tayeb, le fondateur d'El Tayeb Nation

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El Tayeb Nation met en lumière l'artisanat soudanais

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El Tayeb Nation rend hommage à la culture soudanaise

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Abdel El Tayeb utilise la vannerie pour créer des vêtements

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Une silhouette signée El Tayeb Nation

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