Si la mode française est réputée mondialement pour ses pièces luxueuses, elle le doit notamment aux artisan-e-s et aux métiers des savoir-faire.
Les personnes qui maîtrisent la création technique des vêtements sont celles qui rendent leur existence possible.
Parmi cette foule d’anonymes, on distingue les artisan-e-s, qui sont indépendant-e-s ou organisé-e-s en ateliers autonomes, et les personnes qui exercent des métiers techniques dans des usines ou des ateliers intégrés à des marques.
Mais dans une industrie impactée par les crises sociales ou économiques et la délocalisation, les techniques de fabrication très exigeantes sont en danger.
Si l’artisanat indépendant est le premier à souffrir du contexte actuel qui complique les collaborations, les usines et ateliers d’entreprises ont, eux, du mal à recruter. Décryptage.
Artisanat et marques indépendantes : des collaborations complexes
Malgré l'intérêt des consommateur-ice-s pour la mode éthique, c'est toujours aussi difficile d'être un-e artisan-e de mode.
C’est le constat que tirent des membres du secteur comme Amélie Pichard, défenseuse de l’artisanat depuis 2012 à travers sa marque éponyme.
"Le made in France a un peu plus la cote qu’il y a 6 ou 7 ans, sans savoir si ça a décoincé de l’achat. Mais la mise en avant de l’artisanat reste, à mon avis, trop niche. Après l'épidémie de Covid-19, il y a eu comme une légère ouverture, mais dans le fond, rien n’a vraiment changé. Surtout avec la hausse de l’électricité, des charges…"
Pourtant, de plus en plus de jeunes marques éthiques sont à la recherche de techniques uniques pour se démarquer.
Tous les talents sont bienvenus parce que s’il en manque un, on n’a pas le produit final
Mais elles se confrontent à des difficultés, comme l’explique Angélique de Roany, fondatrice avec Jean Delvallée de la marque niçoise Dédés.
Elle note aussi un regain d'intérêt pour le made in France auprès des artisan-e-s indépendant-e-s :"Tous-tes celleux avec qui nous travaillons rencontrent des difficultés. Collaborer avec ce type de maîtrise d’exception, c’est accepter de passer plus de temps sur des développements, des productions, et c’est aussi plus coûteux que de passer par des ateliers portugais, par exemple."
Pour Amélie Pichard, la délocalisation massive en Asie à partir des années 90 a aussi tronqué la confiance que de nombreux-euses artisan-e-s avaient dans les entreprises.
Depuis, iels demandent aux marques de passer des commandes aux volumes conséquents pour s’assurer une stabilité financière.
Une démarche compréhensible, qui complexifie malheureusement les collaborations avec les petites structures engagées.
Le luxe en ordre de bataille
En parallèle des jeunes marques qui souhaitent valoriser les indépendant-e-s, la filière du luxe a à cœur de préserver les savoir-faire, principalement dans les ateliers internes aux grandes maisons ou dans des usines sous-traitantes.
Frédérique Gerardin, déléguée générale du Comité stratégique de filière mode et luxe, affirme la détermination de l’industrie : "Nous travaillons vraiment à l’accompagnement des 80 métiers techniques sur nos huit filières (couture, maroquinerie, tannerie, bijouterie, art de la table…). Ils sont très variés, qualifiés et mettent directement en application la vision créatrice."
Cette diversité représente une opportunité pour l’emploi français. La déléguée générale estime que 10 000 postes annuels sont à pourvoir sur l’ensemble du territoire, principalement en CDI vu leur spécificité et le temps de formation qu’ils demandent.
D’autant qu’un quart des personnes actuellement en poste partiront à la retraite dans les dix prochaines années, ce qui rend le renouvellement essentiel pour préserver les savoir-faire.
Sans l’artisanat, cela ne vaut plus la peine d’être créatif
Mais le luxe peine à recruter dans ses métiers techniques. Notamment à cause de préjugés classistes, qui font que les métiers manuels sont généralement dévalorisés.
De nombreux jeunes sont donc peu intéressé-e-s, souvent orienté-e-s par défaut et ne tiennent pas le temps des longues formations. Pourtant, la société devrait revoir sa copie, car les vêtements luxueux qui font la fierté de la France n’existeraient pas sans les savoir-faire.
"Par exemple, on ne trouve pas de repasseur-euse, car on ne donne pas envie aux gens de se former, alors que c’est un métier essentiel pour la haute couture. L’autre jour, je visitais un atelier et j’ai échangé avec une repasseuse qui avait fait une partie de sa carrière dans une blanchisserie, où elle prenait peu de plaisir. Depuis qu’elle applique son métier à la couture et qu’elle voit à quel point son rôle en atelier est important, elle en est fière, car elle en comprend le sens. Tous les talents sont bienvenus parce que s’il en manque un, on n’a pas le produit final", appuie Frédérique Gerardin.
En dehors des jeunes, que la filière espère attirer sincèrement pour les former, le luxe s’intéresse beaucoup aux personnes en reconversion.
À la recherche de sens dans leur travail et ayant mûrement pesé leur décision, elles font des candidates parfaites pour la préservation des savoir-faire.
Sans savoir-faire technique, pas de mode de qualité
Pour dynamiser le secteur, la mode expérimente plusieurs solutions. Le Comité stratégique a par exemple lancé Savoir pour faire, une campagne pour encourager les jeunes et les personnes en reconversion à intégrer la filière.
Le Comité Colbert, association qui réunit 93 maisons de luxe françaises, organise chaque automne "De(ux) mains du luxe", un événement qui a pour but de parler des savoir-faire aux jeunes dès le collège et leur montrer l’importance des métiers à haute technicité.
Côté artisanat, la mode éthique s’engage malgré les obstacles. "Nous travaillons avec trois artisanes d’exception : Aline, maestro du coupé-cousu pour les vêtements qui bougent, Isabelle, qui s’efforce de redorer l’industrie de la laine, notamment maralpine, et Camille qui tricote nos modèles en coton ou laine de brebis mérinos d’Arles", détaille Angélique de Roany.
La griffe Dédés espère également ouvrir des espaces de travail collectif : "Nous essayons de lever des fonds pour créer des ateliers à Nice, afin de développer des synergies et de belles étincelles créatives entre artisan-e-s et marques."
Bien sûr, la France n’a pas le monopole de l’artisanat, qui traverse chaque culture et chaque pays. C’est ce que cherche à valoriser La Fabrique Nomade, une association engagée pour l’insertion professionnelle d’artisan-e-s migrant-e-s.
Tout ce qui ne se voit pas demande des savoir-faire
Au-delà des questions économiques, l’artisanat et les savoir-faire sont indispensables au bon fonctionnement de l'industrie de la mode.
"La vision d’un-e designer n’existe que par les personnes qui arrivent à la produire, à la rendre réelle et exceptionnelle. Tout ce qui ne se voit pas demande des savoir-faire. Et si on ne les avait plus, je peux vous dire que ça se verrait ! Chaque personne qui travaille dessus donne de la valeur au produit : c’est une chaîne de valeur dans le vrai sens du terme", s’enthousiasme Frédérique Gerardin.
"Sans l’artisanat, cela ne vaut plus la peine d’être créatif", renchérit quant à elle Amélie Pichard.
Des déclarations enthousiastes qui déclencheront peut-être des vocations professionnelles.