"L'excitation n'en était plus au frémissement. Elle avait atteint le stade de l'ébullition." Cette effervescence visiblement palpable qu’évoque la critique de mode Robin Givhan dans son livre éponyme, c’est celle qui précéda celui qu’on avait alors appelé le "Grand divertissement à Versailles ".
Dans un éloquent ouvrage qu’elle lui a consacré, la journaliste américaine revient en effet sur cette soirée du mercredi 28 novembre 1973, durant lequel les plus grands couturiers français accueillent de jeunes talents américains à l’occasion d’un défilé de mode hors-normes.
Organisé sous la forme d’un concours par la baronne Marie-Hélène de Rothschild ce gala de charité réunit toute la jet set de l’époque, têtes couronnées comme Grace de Monaco comprises, est à pour objectif de lever des fonds en faveur de la rénovation du prestigieux château.
Cette année celle que l'on nomme aujourd'hui "La Bataille de Versailles", célèbre ses 50 ans. L'occasion parfaite pour revenir sur un événement majeur et pourtant oublié de l'histoire de la mode.
La Bataille de Versailles ou la guerre de deux visions de la mode
Car si l’évènement suscitait déjà à l’époque un si vif intérêt, ce n’est pas tant en raison de son caractère caritatif que pour ses enjeux éminemment socio-politiques.
Car derrière les mondanités de rigueur et le faste de l’Opéra Royal, se joue alors, en pleine Guerre Froide, une lutte de pouvoir entre un Vieux Monde qui, depuis des siècles, règne en maitre sur l’art prodigieux de la haute Couture et de l’autre, une première puissance économique mondial qui entend bien imposer son ambitieux prêt-à-porter comme LA nouvelle façon de s’habiller.
Nous sommes en 1973, au crépuscule de trente glorieuses qui ont finit d’asseoir un modèle de société de consommation made in USA placée sous le signe de la standardisation, y compris dans un secteur de la mode en pleine mutation.
Après des décennies d’émissaires envoyés à Paris par les grands magasins américains pour assister aux défilés et régler aux maisons de couture un droit de copier leur création, on assiste à l’émergence du prêt-à-porter et, plus généralement, d’une pop-culture dominée par une jeunesse qui souhaite s’émanciper des figures d’autorité et de style jugées dépassées.
Dans ce contexte de révolution sociétale, les Etats-Unis font figure d'avant-gardiste, usant du soft power de leur séduisant fashion system pour laisser ses jeunes créateurs convoiter les sommets de la haute couture et plus que tout, conquérir leur légitimité.
Une concurrence que la mode française dénigrait du bout des lèvres, bien déterminée à réitérer sa prééminence sur son propre territoire.
D’ailleurs, aucun cadeau ne sera fait aux designers américains qui, déjà en amont du défilé versaillais, doivent affronter les températures glaciales des intérieurs du vieux château, s'accommoder d’éléments de décors bien trop petits ou encore attendre la fin des répétitions françaises à 22h, pour eux même s’exercer.
Le lendemain, à 21h tapantes, avec le catwalk pour ligne de front, la Bataille de Versailles avait sonné.
La mode française, grande perdante
C’est d’ailleurs le pays des Lumières qui a ouvert le bal ce soir là, avec une démonstration de force des plus magistrales : un défilé de 2 heures aux décors somptueux et aux performances artistiques étonnantes, durant lequel cinq illustres maisons françaises – Yves Saint Laurent, Christian Dior (représenté par Marc Bohan), Hubert de Givenchy, Pierre Cardin, et Emanuel Ungaro – font preuve d’une dextérité bluffante.
Au programme ? Des collections opulentes, témoins des métiers d’art et du savoir-faire couture à la française dans sa forme la plus absolu, doublées d’apparitions remarquées de Dalida, Jean Birkin ou encore… des danseuses du Crazy Horse.
On se souvient notamment des silhouettes d’Yves Saint Laurent qui s’étaient inspirées des Ballets Russes tout en reflétant une certaine interprétation de l’air du temps, mais aussi le final chanté par une Joséphine Baker en total-look sequins. Si la présentation fait sensation auprès des aristocrates du premier rang, elle est aussi (en tout objectivité) d’un ennui mortel.
"La performance des Français est un peu à côté de la plaque, expliquait Laurent Cotta au magazine Stylist, dans un article de 2020. "L’idée de Danielle Darrieux en Cendrillon, dans un carrosse en forme de citrouille, alors qu’elle a déjà plus de 50 ans à l’époque… L’immense limousine avec Zizi Jeanmaire qui en sort, ça fait plus spectacle à L’Alcazar que summum du glamour."
Aux États-Unis, les débuts d'une mode inclusive et moderne
À l’inverse, les cinq designers américains venus conquérir le territoire ennemi - Oscar de la Renta, Bill Blass, Anne Klein, Halston, et Stephen Burrows - ont joué de leur anonymat sur la scène française pour s’offrir l’audace d’une approche radicalement différente.
Avec une présentation bien plus courte, environ 35 minutes – ouverte par une Liza Minelli fraichement oscarisée, les designers d’outre-Atlantique se sont distingués par un dynamisme et une énergie nouvelle, mettant en scène un casting charismatique menée par une dizaine de mannequins noirs, avec des tubes de Barry White et Al Green pour bandes-son.
Du jamais vu dans l’univers bourgeois, austère et exclusivement blanc des présentations à la française. Foulant le catwalk avec rythme et assurance, Pat Cleveland, Billie Blair ou encore Bethann Hardison font par ailleurs état de créations priorisant le confort, le pragmatisme et une certaine forme de libération féminine.
Djellabas, turbans et jupes imprimées : le public se souvient de la "collection africaine" d’Anne Klein ou encore des robes de jersey moulantes aux color-blocks vibrant de Stephen Burrows, qui apporte alors une fraicheur contagieuse au vestiaire de la femme moderne.
Au final, ce sont de toutes évidences les outsiders qui ont dominé le combat.
Un défilé mode qui fait date
Et pour cause, au-delà de cette joute stylistique qui a su rapporter les 280 000 dollars nécessaire aux rénovations, ce sont les fondements de l’industrie de la mode moderne qui ont été subtilement posés ce soir-là par ce petit groupe de créateurs américains.
Exit le snobisme d’une haute couture réservée à une élite coupée des réalités, la mode se veut dorénavant le reflet d’une société en perpétuel mouvement, faite d’aspirations mais aussi de contradictions, dans laquelle les aspirations esthétiques font souvent écho à une réalité socio-économique.
Emancipation des femmes et libération des mœurs oblige, le vêtement s’extirpe de son opulence et de sa caution "Vieille France" pour mieux embrasser les impératifs du monde de demain. Silhouettes fluides, couleurs vives, pièces confortables : les créations américaines sont alors saluées pour leur modernité.
Un succès retentissant qui contribuera à un véritable changement de paradigme, les designers américains gagnant subitement en reconnaissance sur la scène mode internationale.
Outre des répercussions économiques avantageuses, la "Bataille de Versailles" leur ouvre alors la voie aux marchés internationaux aux designers américains, préfigurant l'ascension de New York comme capitale de la mode aux côtés de Paris.
Et si elle a permis de mettre en lumière les mannequins afro-américaines, cette guerre d’un soir ne parviendra pas toutefois à asseoir leur présence de façon durable dans le paysage mode : 40 ans plus tard, en 2013, elles représentaient moins de 7% des mannequins défilant à la Fashion Week.
Considérée à l’époque comme inclusive, la Bataille de Versailles serait pourrait-être jugée aujourd’hui performative.
À quand celle qui résoudra les problématiques liées à la diversité et à l'inclusion une fois pour de bon ? On attend toujours.