Tout commence vraiment en 2018, lorsque Christopher John Rogers dévoile officiellement la première collection de la marque qui porte son nom. À tout juste 25 ans, il rencontre un succès quasi immédiat grâce à ses vêtements qui flirtent avec la couture et dont les chromes vifs font sensation. Auprès des célébrités notamment, comme Michelle Obama en 2020 ou la chanteuse Rihanna, aperçue dans l'un des modèles de sa dernière collection en date, le 25 octobre 2024.
Pour autant, peu après la pandémie du Covid-19, le label couronné de succès choisit de ralentir drastiquement la cadence de ses collections. Une décision qui détone dans cette industrie de la mode où tout va à vive allure.
Toujours là où on ne l'attend pas, le 4 septembre, CJR a fait ses premiers pas dans l'eyewear en dévoilant une collaboration avec Andy Wolf. Moment propice pour échanger longuement avec l'optimiste Christopher John Rogers.
Marie Claire : Vous avez célébré votre 31e anniversaire cette année. La trentaine vous apporte-t-elle un nouveau regard sur la façon dont vous créez et dirigez votre entreprise ?
Christopher John Rogers : Complètement. Ma marque a toujours été autobiographique. Elle a, dans une certaine mesure, enregistré mes rêves, mes ambitions, la personne que j'étais à mes débuts, la manière dont je me vêtais et comment les gens avec lesquels je m'entourais s'habillaient.
Plus je prends de l'âge et plus la marque grandit, plus je fais preuve de nuance et me dirige vers quelque chose de plus subtile.
Peu après le lancement de votre griffe, vous avez gagné la reconnaissance de l'industrie en remportant entre autres le CFDA/Vogue Fashion Fund en 2019 et en figurant parmi les finalistes du LVMH Prize 2021. Comment ce coup de projecteur a-t-il impacté votre créativité ?
Je ne vais pas dire qu'elle ne l'a pas vraiment impacté, mais en tout cas, ça m'a donné plus confiance dans le travail que nous accomplissons et dans les vêtements que nous présentons.
À cette période, il n'y avait pas beaucoup de couleurs dans les collections des autres marques, il n'y avait pas non plus autant de jeunes designers prisés par les stars sur les tapis rouges qu'aujourd'hui. Ni même de stylistes habitué-e-s à puiser dans les créations des marques émergentes pour habiller les célébrités.
En ce qui nous concerne, nous n'avions pas prévu cette effervescence, elle s'est faite organiquement. Toute la bonne volonté et la confiance que nous ont donné l'industrie et nos client-e-s ont confirmé que nous étions sur le bon chemin.
Ce succès ne vous a-t-il pas poussé à vouloir rester constamment sur le devant de la scène ?
J'ai plus ressenti une pression vis-à-vis de la responsabilité qui m'incombe, à savoir diriger une société. Nous sommes une marque indépendante. Je suis fier du fait que chaque saison, les boutiques passent commandes et nous livrons les produits. Peu de jeunes designers peuvent en dire autant, alors j'essaie toujours de me concentrer sur les client-e-s et de faire en sorte qu'iels se sentent spéciaux-ales dans les vêtements dans lesquels iels ont investi leur argent.
Je suis plus préoccupé par ce que les gens pensent quand ils portent du Christopher John Rogers que par l'attention de l'industrie au global. De même qu'il est toujours gratifiant d'obtenir des récompenses, mais je suis davantage concentré sur l'idée d'avoir une carrière qui se poursuit sur le long terme.
Cela n'a jamais eu d'incidences sur votre santé mentale ?
Oh, si. Ma santé mentale en a pris un coup, c'est clair. J'ai toujours été conscient du rythme rapide de l'industrie et de la manière dont le milieu se sent excité à l'idée d'annoncer une nouvelle star de la mode. Même si c'est avec humilité que j'ai accepté les distinctions que j'ai remportées, je tente de ne pas trop m'y attacher, car la saison d'après, ce sera le tour d'une autre personne d'être mise en avant. Je sais à quel point c'est éphémère.
Parfois, c'est compliqué de se faire à ce rythme effréné, mais je pense que notre équipe parvient à garder la tête froide.
J'essaie toujours de me concentrer sur les client-e-s et de faire en sorte qu'iels se sentent spéciaux-ales dans les vêtements dans lesquels iels ont investi leur argent.
Le lancement de votre dernière collection en date, intitulée "013", remonte à l'an dernier. Vous avez aussi choisi de travailler en dehors du calendrier officiel de la mode. Pouvez-vous expliquer ce choix d'aller à votre propre rythme ?
J'ai une équipe incroyable autour de moi qui me rappelle qui je suis, qui nous sommes et ce en quoi nous croyons. Depuis le début, nous n'avons fait que des choses qui ont du sens à nos yeux et que nous sommes capables de produire.
Il existe tant de talentueux designers qui organisent des défilés quand ils pensent qu'ils doivent le faire pour une raison X ou Y alors qu'ils ne peuvent pas se le permettre financièrement, ou alors qu'ils n'ont pas nécessairement quelque chose de nouveau à dire. En ce qui nous concerne, qu'il s'agisse des collections pré-saisons que nous avons lancées pendant la pandémie ou de notre dernière collection qui a été publiée il y a un an, nous essayons vraiment de réévaluer la trajectoire de l'industrie. Nous avons décidé de nous concentrer sur ce que nous aimons faire, en l'occurrence fournir à nos client-e-s de beaux vêtements. Cela fait deux saisons que ça dure et qui sait ce que l'année prochaine nous apportera ?
Nous nous sommes imposé un standard et résultat, le public ne sait pas réellement ce qu'il peut attendre de nous. J'estime que c'est aussi excitant que de faire un défilé chaque saison.
Votre marque évoque dans l'esprit de beaucoup le glamour, la délicatesse ou encore la flamboyance. Comment définissez-vous le style Christopher John Rogers ?
J'aime parler de glamour pragmatique. Ça englobe le fait de porter de la couleur quand personne ne le fait ou de décider d'entrer dans une pièce habillé-e d'un vêtement qui prend tout l'espace. L'idée est d'offrir une variété d'options d'expression qui peuvent s'incorporer dans un certain nombre de garde-robes. C'est là, je pense, que Christopher John Rogers fait la différence.
Notre travail n'est pas trop prescriptif. Nous ne disons pas : "Tu dois porter ce look de la tête aux pieds", mais plutôt : "Fais-en ce que tu souhaites".
Qu'est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans les accessoires et pourquoi avoir choisi de le faire au côté de la marque Andy Wolf ?
En ce moment, le secteur des accessoires semble saturé par les sacs à main. Pour nous, l'eyewear se présentait comme un challenge vraiment excitant et sensé. Et bien sûr, la marque Andy Wolf est incroyablement douée dans ce qu'elle fait. Tout l'acétate est régénéré et chaque modèle de paire de lunettes n'a été produite qu'en 100 unités, toutes numérotées.
Pour le design des solaires, nous voulions quelque chose qui faisait écho au glamour du milieu des années 70, mais aussi quelque chose qui paraissait futuriste et extra-terrestre en même temps. Les lunettes "Linden" sont très grandes et, à mon humble avis, elles vont incroyablement bien à toutes les personnes qui les porte.
Pour vous qui êtes habitué à créer des vêtements, à quoi point cela a-t-il pu être challengeant de concevoir des solaires ?
C'était intéressant d'être en mesure de prendre toutes mes références et d'essayer de les injecter dans un seul produit plutôt que dans une collection entière. C'était la partie la plus délicate, mais c'était amusant.
Les lunettes de soleil Christopher John Rogers x Andy Wolf portent le nom de la rue sur laquelle se trouvait votre premier studio à Brooklyn. Vous arrive-t-il souvent de vous replonger dans vos souvenirs pour trouver l'inspiration ?
Nous regardons sans cesse les créations que nous avons élaborées par le passé en nous demandant de quelle manière nous pouvons interpréter certains motifs ou certains gestes dans les nouvelles collections. Avec l'équipe, nous étudions de plus en plus nos propres archives plutôt que celles des autres marques pour voir comment nous pouvons aller de l'avant.
Diversité et objectifs
Votre maison de mode est connue pour habiller des femmes de pouvoir telles que Beyoncé, Kamala Harris et Michelle Obama. En quoi cela vous stimule ?
C'est un sentiment fort de savoir que des gens, peu importe qui ils sont, peuvent se retrouver dans notre travail. Que ce soit une candidate présidentielle qui porte notre collection principale ou une personnalité qui se présente à une élection locale vêtue de notre collaboration avec Target.
Je suis inspiré par les personnes qui ont quelque chose à dire.
La diversité dans la mode a fait l'objet de nombreuses conversations ces dernières années et le sujet des créateur-rice-s noir-e-s a été sur beaucoup de lèvres. Avez-vous le sentiment qu'iels sont aujourd'hui mieux compris-es et pris-es en compte ?
Non. Ce n'est pas le cas. C'est une conversation très importante à évoquer, car les gens aiment mettre les designers noirs ou afro-descendants dans une case. Il y a la case dans laquelle piocher durant le mois de l'histoire noire, durant les NAACP Awards, etc. Dès lors qu'il faut habiller une célébrité noire, on pense : "Mettons-la simplement dans un vêtement créé par un designer noir."
S'il y a bien une chose que nous avons essayé de faire depuis les débuts de Christopher John Rogers, c'est de laisser le travail parler pour lui-même.
Nous avons vraiment forcé les gens à voir les choses de notre point de vue, parce que cela nous donne un plus grand rôle à jouer. Vous savez, j'aimerais que l'industrie et les autorités en place donnent aux designers, peu importe leur background ou leur identité, un espace pour respirer et dire quelque chose à propos d'eux-mêmes. Pas nécessairement d'où ils viennent ou comment ils s'identifient.
J'ai toujours eu la chance que les gens trouvent mon travail impactant, et je veux que tous les autres puissent jouir de cela aussi.
Nous voulons étendre les catégories de produits que nous proposons et continuer à construire le monde de manière intentionnelle.
Souvent, quand vous en avez l'occasion, vous mentionnez les noms d'autres designers noirs dans vos interviews. Vous souvenez-vous d'un moment précis où un autre designer racisé vous a aidé à naviguer dans l'industrie ou vous a mis en lumière ?
Peut-être pas publiquement, mais j'ai eu beaucoup de conversations importantes en one-to-one avec des designers noirs. C'est agréable de vivre ces instants où vous pouvez vous féliciter l'un l'autre, ou partager des moments que vous seul pouvez comprendre.
C'est toujours bon de savoir qu'au moins à ce moment-là, il y a beaucoup de possibilités pour que nous puissions nous unir, en laissant de côté l'aspect compétitif.
Vous présentiez votre première collection pour Christopher John Rogers en 2018, ce qui signifie que le label est sur la voie de ses 10 ans. De quoi êtes-vous le plus fier jusqu'ici ?
Honnêtement, je suis très fier, d'être toujours être là et de continuer à imaginer des vêtements qui m'enthousiasment. Je me considère privilégié d'être dans la position de faire ce que je fais. C'est vraiment un rêve qui est devenu réalité, car c'est ce qui m'anime depuis l'âge de 10 ans.
De savoir que j'ai la liberté d'articuler mon rêve et de fédérer autour de la marque est particulièrement excitant. Cela signifie bien plus que de recevoir des awards. C'est ce qui me rend le plus heureux.
Quelle est la prochaine étape pour Christopher John Rogers ?
Je pense que l'année prochaine sera très intéressante pour nous. Nous voulons étendre les catégories de produits que nous proposons et continuer à construire le monde de manière intentionnelle.