Les hashtags et commentaires "I'm not ugly, I'm just poor" ("Je ne suis pas moche, juste pauvre") ou "I'm not ugly, I'm just broke" ("Je ne suis pas moche, juste fauché.e") ont fleuri sur la toile et les réseaux sociaux, avec à l'appui des photos comparatives du clan Kardashian, de Rihanna ou encore de Bella Hadid avant et après la célébrité.
Des images pour remettre les points sur les "i" et se rassurer sur sa condition d'être humain "normal". La perfection esthétique, ça s'achète, souvent très cher. Si les signes extérieurs de beauté – le maquillage, la manucure – sont plus que jamais accessibles à tous, changer véritablement son physique reste le privilège des gens riches. "Les personnes qui ont très peu de moyens peuvent s'habiller dans des enseignes peu onéreuses et donner le change. Mais les changements structurels ne sont pas possibles. Beaucoup renoncent même à se faire soigner les dents ou à investir dans des choix alimentaires sains.
"Je suis fatiguée par les célébrités qui ne sont pas transparentes"
"L'appauvrissement se remarque sur le traitement à long terme de la beauté et du vieillissement, pas forcément sur l'apparence immédiate, parce qu'il faut quand même continuer à exister socialement", constate le philosophe Bernard Andrieu. Le prix est un frein pour 40 % des Français.es* qui n'ont jamais eu recours à la médecine esthétique, loin devant le non-désir de modification. Parmi ceux qui ont déjà réalisé des actes – soit 17 % des Français –, 57 % sont des CSP+.
Quand il s'agit de montrer sa vraie peau, un profil parfait, des dents bien alignées, un maquillage et des filtres ne suffisent plus. À moins d'avoir hérité d'une génétique hors du commun, ce que semblent vouloir faire croire une grande partie des stars et influenceur.euses adulé.es, notamment, pour leur physique.
Un manque d'honnêteté pointé par la youtubeuse Karolina Zebrowska, spécialisée dans l'histoire de la mode et de la beauté, qui livre un coup de gueule dans sa vidéo The Long History of 'You're Not Ugly, You're Just Poor' : "Je suis fatiguée par les célébrités qui ne sont pas transparentes. (...) Demandez-vous combien de personnes vous connaissez personnellement dont la structure du visage a changé du tout au tout, sans rien faire. (...) Et ce n'est pas parce que certains changements chez les personnes célèbres passent inaperçus qu'ils n'existent pas. Cela signifie simplement qu'ils sont très bien faits. Je pense que pour notre bien-être mental, il est plus sûr de supposer que la plupart des célébrités ont subi un traitement."
Le privilège de la beauté, un concept pas si récent
Est-ce si nouveau de se sentir déclassé.e parce qu'on n'affiche pas une beauté idéale ? Pas franchement. Déjà au XVIIe siècle, les femmes ayant de l'argent mettaient tout en œuvre pour améliorer leur esthétique – notamment pour attirer un mari –, rappelle dans sa vidéo Karolina Zebrowska. Ces femmes de la haute société accédaient même au privilège de voir leur beauté immortalisée sur des tableaux.
Alors, quelle différence avec notre époque, si ce n'est les canons esthétiques eux-mêmes ? En quoi le phénomène est-il devenu plus toxique ? La youtubeuse souligne qu'au XVIIe siècle, les classes populaires n'étaient pas exposées aux tableaux de ces belles dames. "Nous, alias les paysan.nes d'aujourd'hui, sommes constamment bombardé·es d'images de perfection. Nous sommes également forcé.es de croire que ce que nous voyons est tout à fait réalisable."
Et c'est là le plus grand leurre. Il est vrai que l'on peut aujourd'hui améliorer considérablement sa qualité de peau et défatiguer ses traits avec certains actes. Mais le piège réside dans une accessibilité relative. Lorsqu'on n'a pas réellement les moyens, on peut se mettre financièrement dans le rouge sans jamais obtenir satisfaction, car les célébrités prises en modèle investissent, elles, encore bien plus d'argent que le peut le commun des mortels. Le risque est aussi de céder aux sirènes des fake injectors, ces non-professionnels qui piquent dans leur salon, parfois (mais pas toujours) à des prix compétitifs, avec des risques de ratages et d'infections.
"Nous sommes désormais comptables de l'apparence que nous donnons à voir aux autres"
Dans la sphère professionnelle, on constate que l'âgisme qui touche les femmes est encore plus excluant pour celles qui ne peuvent rester esthétiquement dans la course. La Dre Sylvie Poignonec, chirurgienne-plasticienne, membre du conseil d'administration de la Sofcep (Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens), indique ainsi pratiquer régulièrement des liftings aux femmes à partir de 45 ans : "Le milieu professionnel est très dur pour elles. À certains postes – cadres, commerciales –, elles ont besoin de rester parfaites pour pouvoir continuer à travailler alors que la jeunesse est valorisée. Les moins menacées sont celles qui font partie des comités de direction." Pour s'en sortir, il faut donc être la boss ou débourser quelques milliers d'euros pour se faire lifter.
L'esthétique s'étant démocratisée, on ne pardonne rien à celles qui se contentent de l'entretien basique – peau, cheveux, ongles. Le magazine Dazed évoquait ainsi dans un article en 2022 une "taxe sur la beauté plus élevée que jamais", c'est-à-dire l'obligation de payer toujours plus lourdement pour se maintenir dans le camp de ceux qui montrent leur "valeur sociale".
L'anthropologue David Le Breton remarque dans son essai Des visages. Une anthropologie : "Nous sommes désormais comptables de l'apparence que nous donnons à voir aux autres. Le corps n'est plus un destin mais une forme malléable dont chaque individu est tenu pour responsable.(...) Les statistiques montrent que les femmes font nettement plus appel à [la] chirurgie que les hommes. Plus que ces derniers, elles sont dans la nécessité de se couler dans les modèles normatifs de la modernité : jeunesse, vitalité, séduction."
Les réseaux sociaux renforcent cette donne, notamment chez les plus jeunes. "Le surinvestissement de l'apparence par les jeunes générations atteste de l'impératif du look dans une société du spectacle, de l'image, où il faut en mettre plein la vue pour sursignifier sa présence au monde. Ce souci de soi induit simultanément une banalisation des soins esthétiques", souligne David Le Breton.
Malgré tout, en France, si l'on souhaite améliorer son apparence sur le long terme, on est plutôt bien loti.es. En ayant un minimum de moyens et en faisant quelques arbitrages dans nos priorités, il est possible d'accéder à des actes qui, même pratiqués de façon modérée, font tout de même la différence, comme les injections de toxine botulique, d'acide hyaluronique ou les séances de laser. "À Londres, la médecine esthétique coûte très cher, tout comme aux États-Unis. Les personnes qui consomment le plus dans notre centre ne sont pas forcément celles avec le plus d'argent mais celles qui en ressentent davantage le besoin pour se sentir bien", constate le Dr Arnaud Lambert, fondateur du centre esthétique Aesthé à Paris.
Et finalement, avoir une limite financière n'est-il pas une forme de garde-fou qui évite la surenchère ? "Avoir beaucoup d'argent peut inciter à faire tout ce que l'on désire sans attendre, notamment lorsqu'on traverse des périodes difficiles, ce qui peut causer des résultats excessifs", constate Isabelle Sansonetti, créatrice du podcast Injonctions & bistouri, autrice de J'y vais, j'y vais pas ? Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la médecine et la chirurgie esthétique. Certains avant-après de célébrités en sont une parfaite illustration.
* Étude Toluna Harris Interactive, "Esthétique médicale : où en sont les Français ?", 2023.
Article publié dans le magazine Marie Claire Hors-série Respirations N°11 (Printemps-été 2024).