On peut en citer beaucoup des stylistes qui ont été catalyseurs pour la crédibilité mode d'artistes rap. Kollin Carter pour Cardi B, Law Roach avec Megan Thee Stallion, Luisa Duran pour Drake, et comment ne pas parler du travail d’Edem Dossou avec Shay ?
Bien souvent les stylistes de rappeurs ou rappeuses notoires sont des hommes. Pourtant, il y en a des femmes stylistes dans le rap.
Déjà, dans les années 90, June Ambrose et Misa Hylton devenaient des pionnières. La première est à l'origine de scènes mode iconiques dans les carrières de Puff Daddy à Missy Elliott en passant par celles de Jay-Z et Beyoncé tandis qu'on doit les meilleurs looks de Lil Kim à la seconde.
Marchant dans leurs pas, des stylistes femmes francophones font des merveilles pour nos rappeurs et rappeuses préférés.
On a discuté avec trois de ces discrètes expertes de la mode qui méritent de prendre la lumière.
Des créatives issues de formation diverses
Le rap est un art de passionnés. Aucune formation n'est requise pour prendre le micro et pour les stylistes qui oeuvrent au sein de ce business, c'est la même rengaine.
À 21 ans, celle que l'on surnomme Bass "The Plug" est sur tous les fronts. Elle habille à la fois des étoiles montantes de l'afrobeats comme Ruger et les plus gros hitmakers du "rap FR". Pourtant, rien ne la prédestinait à cette trajectoire.
Pour cette ex-cycliste professionnelle championne de sa discipline, c'est une rencontre inopinée avec Wejdene et son manager Feuneu qui a redistribué les cartes.
Un jour de 2021 alors qu'elle quitte son lieu de travail, elle entame une conversation avec le manager qui pense parler à une styliste au vue de son look impeccable. Le lendemain, ce dernier l'appelle lui disant qu'il a besoin d'elle pour habiller l'interprète de Coco.
Bassma de son vrai nom accepte sur un coup de tête, achète trois looks avec ses économies et prend le soin de retirer les étiquettes de sorte à ce qu'on pense que les vêtements proviennent d'un showroom.
Résultat ? C'est un pari gagnant puisqu'au terme de cette première opportunité, Wejdene demande à ce que Bass The Plug devienne sa styliste.
"Du jour au lendemain j’ai dit à mon manager sportif que j'arrêtais le vélo. Je lui ai envoyé un message pour lui demander de m'ouvrir une société de stylisme appelée “BASS STYLIST” et il a cru en moi."
Les gros projets s'enchaînent alors qu'elle se forme sur le tas. Naps, Guy2Bezbar, et même la star congolaise Fally Ipupa s'ajoutent à son portfolio. "Petit à petit, j'ai fait beaucoup de rencontres et de connexions entre mes contacts, d'où le surnom qu'on m'a donné : the plug" (la prise, ndlr).
S'il y a d'une part les autodidactes, de l'autre, il y a ceux qui ont fait leurs armes à l'école. C'est le cas de Coline Bach.
Passée par Duperré, cette styliste devenue incontournable s'est installée à Londres en 2010 pour étudier à la prestigieuse Central Saint Martins School. Elle qui aspirait alors à devenir journaliste de mode sortira avec un diplôme de styliste éditorial en poche.
Bach fait alors ses armes aux côtés de Robbie Spencer, rédacteur-en-chef de Dazed, avant de se lancer en freelance et de devenir le contact français basé à Londres préféré des stylistes d'artistes pop incontournables comme Lady Gaga et Madonna.
"En 2018 on m'a appelé pour faire le stylisme lors d'un shoot pour le magazine Notion avec MHD et c'est comme cela que j'ai commencé à travailler avec des rappeurs." explique la styliste de 35 ans.
Depuis, le travail de celle qui a pimpé DJ Snake, Dadju ou encore Ninho a forcément circulé dans vos algorithmes.
Le stylisme rap aussi est un milieu masculin
Comme dans bien d'autres corps de métier, les hommes sont en majorité numérique dans l'industrie du rap. Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil.
Outre la disparité de genres, il faut rappeler que cette industrie a toujours été perçue comme particulièrement misogyne, à tel point que plus d'une femme a été découragée de s'y insérer.
Pourtant, alors que Coline Bach a 13 ans de métier derrière elle et Bass "The Plug" en compte deux, aucune d'entre elles n'estime avoir été confrontée au sexisme.
"Dieu merci les équipes avec lesquelles je travaille sont très ouvertes." rapporte la styliste de 21 ans.
"Quand tu montres que tu es une femme mais aussi un soldat dans le travail, les hommes t'offrent plus d'opportunités"
Elle estime que "quand tu montres que tu es une femme mais aussi un soldat dans le travail, les hommes t'offrent plus d'opportunités parce qu'ils savent que tu es organisée et sérieuse. C'est très motivant."
Les plus sceptiques se verront rassurés. Quant à nous, des questionnements au sujet du fameux nerf de la guerre nous viennent en tête.
N'est-ce pas plus difficile pour une femme qu'un homme d'imposer ses tarifs dans cette industrie ? Les deux expertes répliquent un "non" sec.
Coline Bach, qui est aujourd'hui la styliste d'Angèle, estime que son CV a sans doute joué sur le respect qu'on lui témoigne. Mais il lui est tout de même arrivé de baisser ses tarifs ou de travailler gratuitement afin de "prouver" à l'artiste et à son équipe que sa grille de tarifs est justifiée. Quitte à monter ses prix lorsqu'elle a convaincu son auditoire.
Bass "The Plug" a pour sa part fait les frais de quelques individus malhonnêtes qui sont une infime minorité dans l'industrie. Elle dit avoir encore cinq ou six factures impayées malgré plusieurs relances.
C'est un tout autre mauvais souvenir dont Coline Bach, la styliste formée à la Central Saint Martins, nous fait part. C'était lors d'une séance photo avec Lil Baby, star du rap originaire d'Atlanta.
"Il a vraiment agit comme si je n’existais pas. Il est entré dans la pièce où se trouvaient les vêtements, il a regardé les portants, a pointé du doigt ce qu'il voulait en disant "je prends ça, ça, ça" et il s'est cassé. Ni bonjour, ni au revoir." nous confie-t-elle.
Dans la scène rap américaine, les stylistes sont objectifiées
Outre-Atlantique, les expériences de deux femmes stylistes contrastent avec celles d'une de leur consoeur.
Après avoir entamé sa carrière à Paris, Lycia Lamini a choisi d'exporter ses talents aux États-Unis en 2022. L'acclimatation a été difficile avant que l'équipe de Cardi B ne lui donne sa chance et la propulse dans la cour des grands.
Selon elle, les femmes stylistes sont traitées différemment aux États-Unis.
"Parce que j'ai à peine 22 ans, que je viens de Paris et que j'ai des courbes, on me voit comme de la viande fraîche."
Lycia Lamini : "Il y a beaucoup d'hommes autour de nous, des DJs en passant par les artistes, et dès lors que tu es une femme, surtout si tu as des formes, ça devient assez compliqué d'être prise au sérieux."
La jeune femme n'hésite pas à parler d'une forme de fétichisation : "parce que j'ai à peine 22 ans, que je viens de Paris et que j'ai des courbes, on me voit comme de la viande fraîche. Je dois de me méfier de tout le monde et faire en sorte qu'on me respecte pour mon travail."
Celle qui a travaillé en tant que styliste en boutiques pour des marques de luxe à Paris, dont Balenciaga et Prada, met en garde sur le fait qu'outre-Atlantique, il est courant que les artistes demandent à travailler avec certaines femmes uniquement pour leur beauté.
Un constat affligeant qui explicite les dissemblances entre le système américain qui serait régit tant par le dur labeur que le "privilège de la beauté" et le système français où l'expérience et les recommandations prévalent.
Habiller un rappeur, un exercice pas comme les autres
Dans l'exercice de leurs fonctions, les trois stylistes doivent aussi être flexibles et s'adapter.
Bassma, aussi appelée "The Plug", résume ainsi ses journées : "organisation, traitement de mails, sélections de looks, essayages, validations, tournages, organisation des retours et on passe au projet suivant."
À cela s'ajoute des imprévus constants à anticiper le plus possible, comme les potentiels refus de leurs clients face à leurs propositions de stylisme.
Car si les rappeurs s'intéressent de plus en plus à la mode, ils restent assez frileux à l'idée de porter des coloris ou des vêtements susceptibles de nuire non pas à leur réputation mode mais à leur "street credibility".
En France, les rappeurs sont beaucoup moins aventureux que les artistes américains et anglais
"Je pense qu'il y a un travail de fond à faire avec les rappeurs pour qu'ils sortent de leur zone de confort. En France surtout, les rappeurs sont beaucoup moins aventureux que les artistes américains ou anglais.", observe Coline Bach qui a travaillé 13 ans à Londres.
Pour "Bass The Plug", cette hésitation reste gérable. "Même quand c'est la première fois que je travaille avec l'un deux, il y a toujours un feeling qui se crée. Du coup quand j'ai envie de prendre un risque, je les appelle en Facetime depuis le showroom pour leur faire valider."
Cette proximité installe une relation de confiance. Résultat ? Pour le défilé Jean Paul Gaultier printemps-été 2022, Bass parvient à faire porter des talons à l'artiste Dadju.
"Il n'aurait jamais pensé faire ça de sa vie, mais il le fait parce que je lui explique qu'il est important d'ouvrir son esprit et qu'il y aura un impact à la suite de ce choix." assure l'experte.
Pour son premier styling avec MHD en 2018, Coline Bach a été frappée par l'attention que l'artiste a prêté aux vêtements qu'elle lui a confié. "Il me ramenait chaque vêtement parfaitement plié. C'est un comportement assez inédit pour un rappeur."
Leur bonne entente sera bénéfique. La styliste raconte : "C'est marrant parce qu'au départ j'avais dit à MHD regarde tous les looks que j'ai imaginé et dit moi ce que tu ne veux absolument pas mettre. Il a retiré une seule pièce et le photographe m'a dit "il est super bien ce look, essaye de le convaincre de le mettre". J'ai insisté et il a accepté."
Exit son habituel ensemble aux couleurs du Paris Saint-Germain. Les images du rappeur parisien habillée d'un pantalon Kenzo irisé font le tour de la toile jusqu'à taper dans l'oeil de la manageuse de DJ Snake, conquise par la vision de Coline Bach.
"Ce shoot a été un tremplin pour la carrière de MHD et la mienne", affirme celle qui entame dès lors une collaboration avec DJ Snake.
Aux États-Unis, Lycia n'a pas ce problème. Les américains se montrent plus ouverts à l'image d'un YG qu'elle a pu habillé d'un bermuda oversized associé à des derbies. La styliste travaille à l'heure actuelle principalement avec Kaliii, larappeuse montante du rap US qui, comme bien des femmes, n'hésite pas à prendre des risques vestimentaires.
Malgré quelques réticences, les MC gagnent à faire confiance à leurs mentors du style car elles visent juste.
La volonté commune d'atteindre les sommets
À l'origine ni Coline Bach, ni Lycia Lamini et Basma n'étaient prédestinées à sublimer les vedettes de la scène rap mais maintenant, elles visent les sommets.
Si la première ne travaille pour le moment plus avec des artistes rap, elle a eu à coeur d'impacter positivement "leur identité visuelle et les faire évoluer vis-à-vis de leur look habituel." Et ça a été le cas avec Ninho et MHD avant que la carrière de ce dernier ne soit éclipsée par son incarcération.
Plus encore, Coline Bach a toujours tenu à créer un lien entre les rappeurs et les maisons de luxe. Elle qui travaille avec Angèle et Omar Sy est témoin de l'indifférence des griffes de luxe face aux artistes de la scène rap.
"Ça m'est arrivé plusieurs fois de travailler avec des rappeurs qui, au préalable, n'intéressait pas les marques. Au fil des saisons, ces mêmes marques voyant l'image du rappeur évoluer ont peu à peu souhaité travailler avec nous."
Bass The Plug a fait la même expérience. "Je devais gérer un projet pour Dadju à ses débuts et un showroom a refusé la collaboration car il est le frère de Gims." À cette période, l'ancien membre de la Sexion d'Assaut et ses comparses ont créé la polémique en raison de propos homophobes. Mais après plusieurs mois passer à perfectionner l'image de Dadju, le bureau de presse parisien a finir par ouvrir ses portes à la styliste et à son client.
L'ex-cycliste devenue styliste basée à Paris a aujourd'hui lancé sa société de consulting en image. C'est elle qui a suggéré à Charaf Tajer de faire défiler le rappeur évryen Koba LaD au défilé Casablanca printemps-été 2023.
C'est encore elle qui se cache derrière les looks Valentino customisés arborés par Dadju pour le plus grand événement de sa carrière : son concert au Parc des Princes retransmis en direct à la télévision.
"C'est la preuve que le travail d'une styliste n'est pas seulement de construire des looks mais de le mettre sur le radar des marques et d'établir des ponts entre eux et les marques." conclut sa consoeur Coline Bach.
De l'autre côté de l'Atlantique, Lycia Lamini enrichit son portfolio à une vitesse folle. Elle sublime des grosses têtes du rap anglo-saxon telles que NLE Choppa, Lil Durk et Unknow T et des sportifs dont le français Samuel Umtiti.
Aussi, la jeune femme forme aux côtés de la rappeuse Kaliii l'un des duos styliste-muse les plus intéressants à suivre tant elles jouent avec des looks ultra-sexy pour tacler celleux qui continuent à vouloir rabaisser les femmes qui sont maîtresses de leurs apaprences.
Nous, on aime avant toute chose le fait qu'elle fasse appel à des jeunes créateurs de mode, à l'instar d'Adriana Sahar, pour faire d'une pierre deux coups : réhausser le style de Kaliii et mettre en lumière ces talents émergents. Une vision artistique qui nous rappelle celle qu'avait la styliste Misa Hylton lorsqu'elle habillait Lil Kim.
Quand on lui demande jusqu'où elle aimerait emmener sa protégée, Lycia Lamini répond qu'à long-terme, elle souhaite l'introduire à la scène mode française et lui faire découvrir la fashion week de Paris.
Il n'y a pas de quelconque consigne à suivre pour faire des étincelles en tant que styliste de rappeurs, et toutes ces femmes en sont la preuve.
Comme elles, Samantha Gil, Axelle Gomila, Zoe Costello et bien d'autres génies n'hésitent plus à quitter l'ombre pour montrer leur talent sur les réseaux sociaux. Une manière de rendre leur travail visible à une heure où les stylistes restent très peu mis en avant et sont rarement crédités pour leurs accomplissements.
En se montrant davantage, les femmes stylistes du rap déconstruisent les clichés qui collent à cette industrie et il est possible au passage qu'elles motivent d'autres à les rejoindre.