"Reculez-vous s’il vous plaît ! Seulement les gens avec une réservation !" Au 1116 Ocean Drive, en plein cœur de Miami Beach, les badauds serrent des coudes pour tenter de voler un cliché de la bâtisse flamboyante qui domine la plus célèbre avenue de l’îlot floridien.
Et pour cause, si l’Amsterdam Palace abrite aujourd’hui le convoité hôtel-restaurant The Villa Casa Casuarina, ce n’est pas en raison de sa notoriété qu’il est de bon ton de l’afficher sur ses réseaux sociaux. En réalité, si les touristes se pressent chaque jour à cette adresse, c’est en raison de la tragédie dont elle a été le théâtre : le meurtre de Gianni Versace, sauvagement assassiné le 15 juillet 1997.
Un meurtre à Miami Beach
Ce matin-là, le couturier de 50 ans sort, comme à son habitude, pour acheter des journaux. Malgré sa notoriété planétaire qui dépasse les simples frontières de la mode, celui qui reste avant tout le fils d’une couturière et d’un vendeur de charbon de la pittoresque Calabre aime à se promener dans les rues de sa ville fétiche sans garde du corps.
Libre, décomplexée, opulente, Miami est devenue, depuis le début des années 90, la cité refuge de Gianni Versace. C'est là qu'il a acquis la Casa Casuarina, une somptueuse villa qui n’est autre que la réplique du palais du fils de Christophe Colomb à Saint-Domingue.
Le créateur extravagant s’empare de la demeure, construite dans les années 30, pour la coquette somme de 3 millions de dollars. En plus, il entreprend des travaux de rénovation titanesques, achète l'hôtel adjacent, construit une piscine et décore le tout dans le style opulent de la Renaissance.
Le 13 juillet 1997, en compagnie de son petit ami, le mannequin et styliste Antonio D’Amico, qui partage alors sa vie depuis une quinzaine d’années, le couturier retrouve ainsi son palais de South Beach pour quelques jours de repos.
C’était sans compter la folie meurtrière de celui que l’on connaîtra plus tard sous le nom d’Andrew Cunanan, qui, 46 heures plus tard, ce fameux matin du 15 juillet 1997, lui tire deux balles à bout portant alors que Gianni Versace remonte les marches de sa prestigieuse demeure, quelques magazines tout juste achetés sous le bras.
Une balle touche sa joue, l’autre sa nuque, abattant Gianni Versace qui meurt sur le coup. Le tueur s’enfuit, des passants accourent et Antonio D’Amico, alerté par les coups de feu, tente de ranimer son partenaire, gisant dans une mare de sang. En vain.
Le génie et le fou
Mais pourquoi un tel crime ? Alors que la nouvelle, rapidement diffusée dans les journaux télévisés du monde entier, prend de court une industrie de la mode subitement endeuillée, c’est la sidération qui prime.
Le soir-même, le nom d’Andrew Cunanan, déjà accusé de quatre homicides commis en mai 1997 et inscrit sur la liste des "criminels les plus recherchés" par le FBI, est lâché par le chef de la police de Miami. Mais ce Californien de 27 ans qui est alors décrit comme "armé et très dangereux", reste un inconnu du grand public.
L'enquête révèlera un garçon troublé aux multiples personnalités qui, en quête obsessionnelle d’ascension sociale, infiltrait avec aisance le monde des ultra-riches, utilisant ses charmes pour séduire les hommes les plus fortunés.
Obsédé par le mythe Versace, il aurait voulu approcher le couturier italien, mais sans succès, ce dernier n’ayant pas répondu à ses avances. Une théorie largement répandue a posteriori, qui ne sera pourtant jamais confirmée puisqu'Andrew Cunanan, encerclé par la police, se donnera la mort après huit jours de cavale, laissant derrière lui d’innombrables questions sans réponse.
"Il croyait qu’assassiner Gianni le rendrait célèbre et immortel. (...) La police a découvert une liste de noms de célébrités parmi ses effets personnels. Certains noms avaient été cochés. Ils étaient dans son programme meurtrier des semaines à venir", déclare Donatella Versace, dans une interview de février 2018 donnée au site Ssense.com.
Stupeur et tremblements chez Versace
Pour la sœur cadette, muse et irremplaçable collaboratrice de Gianni Versace, la nouvelle fut, sans surprise, l’effet d’un tremblement de terre. "Le monde s’est arrêté", se souvient-elle dans le même entretien.
La confirmation de la mort de son frère par téléphone, le départ précipité pour Miami en jet privé pour procéder à l’identification, le soutien de Madonna qui l’attendait dans la villa, les interrogatoires par le FBI dont les agents ont fouillé méticuleusement la maison… Donatella Versace décrit une journée cauchemardesque qui changea à jamais le cours de sa vie et celle de sa famille.
Elle dévoile que les deux dernières années de sa vie, Gianni était atteint d’un cancer de l’oreille — et non du virus du SIDA, contrairement aux rumeurs colportées — dont elle seule avait connaissance. "Six mois avant sa mort, il m’a dit qu’un miracle s’était produit, que les médecins lui avaient confirmé qu’aucune cellule cancéreuse ne se trouvait dans son corps", affirme-t-elle.
Du côté de la marque, la question de la succession se pose de manière aussi immédiate que cynique. Versace devait faire son entrée en Bourse au mois de septembre suivant.
"Gianni souhaitait diversifier le groupe, assurer sa pérennité, même si la famille aurait conservé la majorité des parts. Allegra [la fille de Donatella Versace, ndlr] incarnait l’avenir, mais il ignorait si elle serait douée de capacités artistiques. Si ce n’était pas le cas, Gianni n’excluait pas de nommer un créateur extérieur ", confie Antonio, l’ex-partenaire, dans les colonnes de Paris Match en 2023.
Le sacre de Donatella
À ce titre, le testament laissé par le couturier se révèle en effet édifiant. Allegra, alors âgée de 11 ans, hérite de 50 % de l’entreprise, Santo, le frère de Gianni Versace, de 30 %, et Donatella de 20 %. Une répartition qui, en dépit de son caractère peu équitable, force cette dernière à prendre les rênes de l’entreprise jusqu’à la majorité de sa fille.
Cette succession indirecte n'a pas été sans obstacles, Donatella Versace devant affronter la défiance des collaborateur-rice-s de la firme comme des insiders de l’industrie de la mode qui n'ont cessé de mettre en cause sa légitimité.
Près de 30 ans plus tard, force est de constater que la directrice artistique a su tenir la maison d’une main de fer et l’inscrire dans une pérennité légendaire que Gianni Versace lui-même n’aurait peut-être jamais pu envisager.