"Si vous avez des seins, tant mieux. Montrez-les". Des mots qui pourraient presque faire office de slogan féministe pour un collage de rue. Ce sont ceux de Sydney Sweeney, tirés d'un article publié en octobre 2024 par Glamour. Depuis ses débuts, l'actrice américaine est victime d'une hypersexualisation permanente à cause de sa forte poitrine. Un sujet qu'elle évoque régulièrement dans les médias pour décomplexer celles qui souffriraient à cause de ces seins trop présents, trop regardés, trop commentés, trop tout.

"On a vu naître, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle – et cela perdure au XXIe siècle –, une certaine obsession pour les gros seins", écrit l'autrice et essayiste Gala Avanzi, dans son ouvrage Les seins, toute une histoire (Éd. Mango Society). 

Dans le documentaire Pamela, a love story (Netflix), Pamela Anderson revient elle aussi sur la fascination des journalistes pour sa poitrine généreuse dans les années 90. "Je me disais : 'Sérieusement, on va encore parler de ça ?' Mais on joue le jeu... Je ne vois pas en quoi c’est intéressant. Je trouve ça déplacé de poser ce genre de question à une femme, il doit y avoir des limites à ne pas dépasser", se remémore la star d'Alerte à Malibu à l'écran.

La grosse poitrine est beaucoup de choses à la fois : elle suscite autant l'admiration que la répulsion, l'envie que les moqueries. Une ambivalence qui dès l'adolescence peut devenir la source de complexes qui perdurent à l'âge adulte. 

Une partie de l'anatomie féminine sexualisée et objectifiée à outrance 

"Pour dire les choses ainsi qu’elles sont pensées et imposées, des seins, il faut en avoir suffisamment, de façon à pouvoir présenter les bosses adéquates, aux yeux des hommes mais pas seulement tant il est vrai que les femmes regardent, pour les comparer, les seins des autres femmes. Il en faut donc, mais pas trop, car c’est alors le cauchemar inverse", analyse Camille Froidevaux-Metterie dans Seins. En quête d'une libération (Éd. Points). Et de poursuivre plus loin : "On arrive donc à ce diktat subtil : les seins doivent être suffisamment gros pour être offerts aux regards, aux mots et aux mains des hommes, mais pas trop gros pour ne pas paraître outranciers et se séparer en quelque sorte du corps auquel ils appartiennent pourtant."

Une injonction contradictoire de plus avec laquelle les femmes aux seins trop généreux doivent composer. 

"On fait complexer les femmes parce qu'on leur dit qu'il faut avoir une grosse poitrine. Quand elles ont une grosse poitrine, on les juge très négativement. Et celles qui n'ont pas de seins et optent pour la chirurgie sont catégorisées comme étant superficielles... C'est un cercle vicieux sans fin", analyse Gala Avanzi. Petits ou gros, les seins dérangent dans une société qui les perçoit - à tort - comme des organes sexuels. 

J'ai vite senti que j'allais devoir porter ma grosse poitrine, mais pas uniquement pour son poids.

Dans une société patriarcale, elles ne sont alors réduites à n'être que des gros seins et sont très tôt confrontées à une hypersexualisation et à une objectification de leur corps. Dans la rue, au travail, à l'école... Avoir de gros seins exposerait davantage les femmes à de la discrimination, mais aussi aux agressions verbales et physiques. "La sécurité est vraiment le problème numéro un des femmes par rapport à leur forte poitrine, car elles sont et se sentent attaquées en permanence", nous confirme Gala Avanzi.

"J'ai vite senti que j'allais devoir porter ma grosse poitrine, mais pas uniquement pour son poids. J'ai compris que j'allais devoir affronter les regards, les préjugés", explique @Justinaccessible, créatrice de contenus de 24 ans. Sur ses réseaux sociaux, la jeune femme publie régulièrement des vidéos body posi dans lesquelles elle dédramatise le sujet avec humour et auto-dérision. 

"Dans les toilettes d'une boîte de nuit, il m'est arrivée que des femmes bloquent complètement sur mes seins ou les attrapent dans leurs mains en me disant 'Tu nous en donnes un peu ?'. J'ai aussi eu affaire à des hommes qui au bout de cinq minutes de conversation me disent 'Mais t'as vraiment des énormes seins'. Comme si je ne le savais pas !", développe Justine. 

Florence, 58 ans, commerciale dans l'agroalimentaire, est régulièrement confrontée au problème dans son travail. "J'échange principalement avec des hommes qui, majoritairement, sont sexistes dans leurs rapports. Un jour, je portais un tee-shirt parce qu'il faisait chaud. Un client s'est alors permis de me dire 'Oh, je n'avais pas vu que tu avais une telle poitrine !'" 

Morgane, enseignante-chercheuse de 36 ans, reçoit chaque année des lettres anonymes lui disant qu'elle est "bonne". Des mots qui ne la touchent pas, car ils ne sont qu'une "expression maladroite de l'adolescence, avec ses excès et maladresses typiques de cet âge", analyse-t-elle. Plus inquiétant en revanche, elle dit avoir été plusieurs fois confrontée à des situations dangereuses, "surtout dans les transports en commun. J'ai été agressée à deux reprises dans le train, avec des tentatives d'attouchements." Un jour, un homme se masturbe devant elle. Maman de deux garçons, Morgane redoute aussi ce qui peut se produire en leur présence. "J'ai déjà été insultée simplement parce que je jouais en maillot de bain avec eux ou bien draguée". 

La fille à forte poitrine est stupide : un stéréotype tenace 

Dans l'imaginaire collectif, la forte poitrine est associée à pléthore de stéréotypes sexistes : les femmes aux gros seins seraient juste des bimbos, des décérébrées qui ne s'intéressent qu'à leur physique. 

"On me catalogue immédiatement comme la 'blonde à forte poitrine', et donc comme forcément stupide, relate Morgane. Lors des forums enseignants, quand on me demande ce que j'enseigne, on suppose d'emblée que je suis professeure en esthétique ou en coiffure. Ce stéréotype est non seulement réducteur pour mes collègues de ces disciplines, mais aussi pour moi, car on ne m'imagine pas enseigner des matières comme l'histoire-géographie. Cela montre à quel point les préjugés peuvent influencer la perception des compétences et des capacités des individus."

Un cliché largement véhiculé par la pop culture et le male gaze depuis la nuit des temps.

Certains pensent que le fait d'avoir une forte poitrine rend les femmes stupides. En fait, c'est tout le contraire. Une femme qui a de gros seins rend les hommes stupides, Rita Rudner (humoriste américaine).

Lasses de ce poncif du cinéma et de la télévision, les actrices s'y opposent désormais plus fermement. Sydney Sweeney (encore) a par exemple demandé au créateur et réalisateur de la série Euphoria, Sam Levinson, de couper certaines scènes dans lesquelles sa poitrine était dévoilée lors du montage de la saison 2. "Il y a des moments où Cassie (son personnage dans la série, ndlr) était censée être montrée seins nus. Alors j'ai dit à Sam que je ne trouvais pas cela vraiment nécessaire. Et il était ok avec ça. Nous n'en avions pas besoin et on était d'accord là-dessus. Quand je ne voulais pas le faire, il ne m'a pas forcée", avait expliqué l'actrice à The Independent.

Et d'ajouter "Je n'aime pas la stigmatisation contre les actrices qui se déshabillent à l'écran... Quand un gars fait une scène de sexe ou montre son corps nu à l'écran, il remporte des prix et reçoit des éloges. Mais dès qu'une fille le fait, tout à coup, c'est complètement différent."

Des stratagèmes vestimentaires pour cacher ces seins socialement inacceptables 

Pour être considérées autrement, beaucoup de femmes avec une forte poitrine adoptent la stratégie du "camouflage". Avec des vêtements amples, en multipliant les couches ou en portant des soutiens-gorges qui promettent de donner l'illusion d'une poitrine plus petite en la compressant, elles dissimulent cette poitrine qu'elles ne veulent plus voir, plus montrer. Un décolleté ? Hors de question. Le no bra ? Jamais de la vie. 

Comme le fait remarquer Edie Blanchard dans Bimbo. Repenser les normes de féminité (Éd. JC Lattès), "Le corps n'est pas perçu de la même manière selon les silhouettes : un même haut, sur différentes tailles de poitrine, sera jugé plus ou moins provocant."

Une perception que ces femmes intériorisent elles-mêmes. "Je cache beaucoup ma poitrine. Je porte toujours des vestes et je ne mets pas de cols roulés près du corps par exemple, car je trouve qu'ils marquent encore plus la poitrine. Quand j'essaye une tenue et que je me rends compte que c'est trop décolleté, automatiquement je trouve que ce n'est pas élégant. Mais lorsque l'on y réfléchit, c'est horrible de penser ainsi. On se conditionne nous-même en se projetant dans le regard des autres", estime Florence. 

On fait toujours attention, car on sait qu'une forte poitrine attire le regard des hommes et des femmes.

Même si elle ne se prive pas de mettre en avant sa poitrine sur ses comptes Instagram et TikTok, au quotidien, Justine adapte elle aussi ses tenues en fonction des situations. "Je sais quoi mettre pour la dissimuler, quoi mettre pour la mettre en avant. C'est triste, mais on fait toujours attention, car on sait qu'une forte poitrine attire le regard des hommes et des femmes. Très vite, on peut être au centre de l'attention, alors qu'on ne le souhaite pas du tout. Je n'ai jamais décidé d'avoir une forte poitrine. Ce n'est pas quelque chose que je peux enlever et poser dans le tiroir de ma table de nuit si elle me dérange. Nous, les femmes à forte poitrine, nous mettons en application ces espèces de lois, de règles, qui ont été dictées par qui ? On ne sait pas... mais elles s'imposent à nous presque automatiquement".

Morgane fait partie de celles qui au contraire, refusent de la dissimuler. "Je fais du 90/95 G pour 1m67 et 70 kg. J'aime mon corps et je l'entretiens. Je n'ai pas à cacher mes formes parce que d'autres en sont complexées. Je porte des robes qui mettent en valeur ma poitrine sans forcément la montrer, comme des cols roulés ou des pulls moulants, non pour séduire, mais pour aimer mon reflet." Selon elle, le plus gros défi se trouve en réalité dans la quête d'un maillot de bain. "Trouver un bikini est un véritable défi. Je dois souvent commander des ensembles où le bas ne correspond jamais à ma taille. Pour que le haut soit à ma taille, je me retrouve avec des bas en taille 50 ou 52, impossibles à porter." Un problème qui se pose également pour la lingerie, encore trop souvent "mémérisée" (comprenez qui ressemble à celle de nos arrières grands-mères). 

S'habiller, travailler, sortir... À force, le poids des gros seins devient extrêmement lourd à porter - et ce dans tous les sens du terme. Le recours à une opération de réduction d'hypertrophie mammaire peut alors être envisagé.  Choix esthétique et pratique pour certaines, question de santé pour d'autres quand le poids des seins provoque des maux de dos importants, quasiment toutes sont confrontées à ce questionnement au cours de leur vie.  

Et quand ce chemin n'est finalement pas celui vers lequel elles veulent aller, alors les femmes et leurs bonnets E, G ou K tentent tant bien que mal d'accepter cette poitrine. Phénomène récent, elles se rassemblent et fédèrent autour du sujet sur les réseaux sociaux pour briser ce tabou et en finir avec les diktats. Une parole libératrice et fédératrice, qui trouve un écho important. 

Déconstruire les injonctions pour s'en libérer  

"J'ai décidé d'en parler dans mes vidéos pour essayer de réunir autour de ce sujet, savoir s'il y avait d'autres filles qui avaient les mêmes problématiques que moi, qui ne trouvaient jamais de lingerie à leur taille, qui galéraient quand elles voulaient les dissimuler de temps en temps, tout ce qu'on peut rencontrer comme problèmes quand on a des gros seins. Je voulais aussi beaucoup dédramatiser la chose. C'est juste un poitrine au final", raconte Justine. 

Sur son compte Instagram - qui comptabilise 407K abonné.es - elle donne ses trucs et astuces pour les mettre en valeur, teste des marques de lingerie pour mieux déconstruire les idées reçues et les fantasmes. Dans la section commentaires, les remerciements et commentaires pleuvent.

"J'ai énormément de retours positifs de filles qui se sentent comprises : on se sait, on se comprend, on vit les mêmes petites galères au quotidien. C'est une communauté que nous formons. Parfois, je reçois même des messages de mecs qui me disent qu'ils comprennent mieux pourquoi leurs copines sont autant désespérées dans les cabines d'essayage. Si je peux aider dans ce sens, c'est cool aussi", ajoute la créatrice de contenus.

D'après Gaza Avanzi, "il faut soi-même déconstruire toute cette sexualisation autour de sa propre poitrine et essayer de se blinder contre le regard des autres, pour ensuite réussir à accepter le regard des autres. Mais cela prend énormément de temps."

Et au-delà de convaincre ces messieurs qu'il est temps de percevoir les seins comme autre chose qu'un organe sexuel, ce sont également les autres femmes qu'il faut sensibiliser au sujet. "Il me semble que l'un des problèmes essentiels réside dans la manière dont les femmes perçoivent et jugent les autres, pointe Morgane. Souvent, ce regard est teinté de jalousie, notamment en ce qui concerne des aspects physiques tels que la taille de la poitrine ou la corpulence. Cette jalousie peut entraîner des comportements négatifs, comme les insultes ou les critiques, qui peuvent à leur tour engendrer un profond mal-être chez les personnes ciblées."

En effet, lorsque la forte poitrine se transforme en complexe à cause des remarques et autres agressions incessantes, le risque est alors de voir apparaître un trouble dysmorphique. Selon une étude publiée en 2020, 47,5 % des femmes souhaiteraient des seins plus gros que ceux qu'elles ont actuellement, 23,2 % souhaiteraient des seins plus petits et 29,3 % seraient satisfaites de la taille actuelle de leur poitrine.

"Il est crucial de promouvoir une culture de soutien et de solidarité entre les femmes afin de contrer ces dynamiques destructrices et de favoriser un environnement où chacune se sent valorisée et respectée", plaide l'enseignante-chercheuse.