Septembre 2023, un Tik Tok viral fait le tour de la planète fashion entre rires et outrage.
Le sujet ? Lexus, tik-tokeuse qui aime discuter de son amour de la mode réalise, après deux rencontres, que le garçon qu'elle fréquentait lui avait piqué sa paire de Mary-Jane Tabi de la maison Margiela.
Ainsi est née la légende du Tabi swiper ou voleur de Tabi qui a permis par la même occasion de faire découvrir à certains non-initiés une ligne de chaussures iconique de la mode premium.
La Tabi de Margiela, genèse d’un mythe
"La chaussure Tabi est l’empreinte la plus importante de ma carrière”, confiait Martin Margiela dans le catalogue de son exposition au MoMu en 2017.
Instigateur d’une silhouette iconoclaste que l’on ne présente plus, l'inénarrable couturier flamand n’a jamais caché la fierté toute particulière qu’il tirait de la création de ces souliers.
Et pour cause, en entaillant simplement une paire de bottines en cuir d’une séparation marquée entre le gros orteil et le reste des doigts de pieds, Martin Margiela s’est érigé en pourfendeur de la défiance stylistique, muant la disruption vestimentaire en source infinie de créativité. Pourtant, en dépit des a priori, ce créateur de génie n’a (ici) absolument rien inventé.
Tout commence en 1988, alors que Martin Margiela, ancien bras droit d’un autre enfant terrible de la mode, Jean Paul Gaultier, vient tout juste de créer sa maison de couture éponyme.
Préparant sa première collection pour le printemps-été 1989, il cherche à compléter sa silhouette radicale d’un design de chaussures révolutionnaire.
Son objectif ? Créer une illusion de pied nu, simplement posé sur un talon. Or, lors d'un voyage à Osaka quatre ans plus tôt, Margiela avait fait l’étonnante découverte des "jika-tabi", des chaussettes à bout fendu issues du XVe siècles montés sur une couche de caoutchouc, portées par les ouvriers japonais.
Ce n'est pas tant la culture nippone qui fascine alors le futur couturier Margiela, mais bien le potentiel de trompe-l'œil de ces chaussures représente.
C’est d’ailleurs ce que confirmera Alexandre Samson, commissaire de l'exposition « Margiela-Galliera, 1989-2009 » qui précise alors que le belge a souhaité ainsi créer une bottine à la frontière du visible et de l'invisible.
Les souliers de la discorde
Le jour du défilé, les réactions à la vue des Tabi sont aussi extrêmes que les partis-pris stylistiques du Maître.
À la fois aliénantes mais aussi étrangement familières, elles dérangent comme elles fascinent, suscitent le désir comme le rejet et viennent créant un clivage inédit au sein d’un petit monde de la mode plus conservateur qu’il n’y parait.
C'est cette capacité à provoquer une réaction intense, positive et négative, cette propension à s’extirper des normes en vigueur, qui va immédiatement catapulter les Tabi au rang d’accessoires iconiques, au sens littéral du terme.
La chaussure Tabi est l’empreinte la plus importante de ma carrière. - Martin Margiela
Car plus qu'un objet de mode original, ces bottines se font - presque malgré elle - un symbole de la capacité de la mode à déranger, à questionner et à repousser les limites de la bienséance vestimentaires.
Avec ses Tabi, Margiela n'a pas seulement créé une chaussure au design clivant : il s’est arrogé le droit de brouiller de façon anachronique les lignes entre l'art et la mode, entre l'Est et l'Ouest, mais aussi entre le fonctionnel et l’esthétique.
Une fusion des styles en somme qui va contribuer à redéfinir les codes de l’industrie de la mode, y compris dans la manière dont sont appréhendés les défilés.
En effet, en trempant les semelles dans la peinture rouge et en laissant des empreintes sur le podium, il crée une expérience visuelle qui dépasse le cadre traditionnel de la présentation de mode telle qu’elle était encore connue à la fin des années 80.
Une démonstration de créativité disruptive qui deviendra la signature de Margiela, puis 30 ans plus tard, son héritage.
Les Tabis de Margiela, icônes de mode
Et pour cause, la conception unique des Tabi n’a cessé d’inspirer marques et designers au cours des 3 dernières décennies, ces derniers expérimentant formes, matériaux et concepts hors normes pour mieux s’emparer de cet esprit révolutionnaire propre à ces chaussures hors normes.
Certains iront même de leurs propres ré-interprétations comme Nike, Demna Gvasalia pour son label Vêtements, ou encore John Galliano, qui a repris en 2014 les rênes de la maison Margiela.
Mocassins, santiags, escarpin à talon aiguille, le britannique déclinera la ligne du couturier belge sur des modèles variés, invitant plus que jamais les amateurs du style à célébrer une certaine forme de singularité.
Les Tabis quittent alors les cercles modeux pointus et autres milieux underground pour conquérir les hautes sphères mainstream d’Instagram, adoubés par une génération de it-girls qui en font une paire de chaussure (presque) conne une autre.
Repérées aux pieds de Dua Lipa, Zendaya et Cardi B, les Tabis sont ainsi plus que jamais sur le devant de la scène, faisant preuve d’une prodigieuse longévité dans un milieu plus que jamais dominé par l'éphémère.