Quand j’étais petite, je pensais qu’il y avait autant de gens qui faisaient du 34 que du 48.
Qu’on se répartissait toutes et tous, plutôt équitablement, sur le spectre des tailles vestimentaires du XXS au XXXL.
En fait, indication claire de mon privilège, je n’avais jamais eu à y penser : avec mon XS, j’ai toujours trouvé des vêtements taillés pour mon corps.
dans un sondage mené par le compte Shit Model Management, 70% des mannequins sondé·es avaient connu un trouble du comportement alimentaire (TCA)
Adolescente, j’ai réalisé que toutes mes amies, notamment celles qui dépassaient le 42, n’avaient pas autant d’options que moi.
Naïvement, j’ai pensé : "C’est pas cool, mais la majorité des femmes françaises doivent faire du 34 au 40”. C'est seulement plus tard que j’ai conscientisé la grossophobie présente dans ma tête, la mode et la société, et me suis renseignée jusqu’à tomber sur cette statistique il y a quelques années : loin d’être une majorité à habiller, la taille 34 représente seulement 1,6% des femmes françaises tandis que la taille 36 convient à 6,4% d'entre elles.
En fait, la taille moyenne des françaises est un 42, et celles qui font du 44 au 54 représentent 39,6% d’entre nous.
Pourtant, les femmes de taille 50 ont 11 fois moins de choix vestimentaire que celles de taille 34. Comment ce petit chiffre est-il devenu le standard de l’industrie de la mode, à l’opposé total de la réalité ?
Le prêt-à-porter ou l'histoire de l'uniformisation des tailles
Jusqu’au 17ème/18ème siècle, les vêtements étaient faits sur-mesure en neuf pour les classe aisées, et transmis et réparés dans les classes populaires.
C’est donc seulement au 19ème siècle que la production à la chaîne des vêtements s’est installée, grâce à l’industrialisation, la machine à coudre et l’électricité. Une avancée vers le progrès et une mode plus raide qui traverse le 20ème siècle, période à laquelle les états-uniens officialisent le concept de ready-to-wear.
C'est au début des années 50, et à contrecœur, que les maisons de Haute Couture se lancent dans le prêt-à-porter. Le premier créateur à présenter une collection n'est d'ailleurs autre que Christian Dior, héraut du New Look, en 1978.
Pour aider la clientèle à se retrouver dans des coupes génériques, les pays ont développé leurs propres systèmes de tailles, suivis plus ou moins précisément par les marques.
Et pour concevoir leurs modèles, elles ont gardé une habitude qui remontait déjà aux maisons de Haute Couture : se baser sur le corps du mannequin de bois. Pensé pour faire oublier les corps et permettre à la clientèle - très réduite - de ces marques exclusives, il est devenu la version standard du corps féminin et le chantre de l'ultra-minceur.
Dans la mode, l'utilisation de tailles standard est injustifié
C'est ainsi que la "taille standard" - qui correspond au 34/36- s'est radicalement éloigné de la réalité des femmes françaises. Pourquoi donc l’utiliser comme base pour dessiner les vêtements qui les habillent ? Des motivations plus ou moins -surtout moins- convaincantes sont invoquées.
Niveau financier, il était plus économe pour les maisons de Couture et de prêt-à-porter d’utiliser le moins de tissu possible et donc des modèles fins à leurs débuts.
Une habitude conservée par la mode et encore invoquée aujourd’hui, qui pose question notamment chez les grands groupes qui participent à faire de la mode française la première industrie du pays. Développer des patrons variés ne devrait pas être si complexe.
La taille 34 représente seulement 1,6% des femmes françaises tandis que la taille 36 convient à 6,4% d'entre elles.
Certain·es estiment aussi que les mannequins doivent continuer à disparaître derrière le vêtement, notamment sur les défilés, pour le valoriser.
C’est oublier que la fonction primaire de l’habillement est, justement, d’accompagner nos corps dans différentes circonstances et que le statut social des mannequins a changé depuis l'arrivée des Supermodels dans les années 90.
Enfin, la minceur extrême est associée depuis longtemps à l’élégance et au glamour. Une position arbitraire -pourquoi des corps moyens, gros ou très gros seraient objectivement moins esthétiques ? - qui influence la stratégie de certaines marques à produire des vêtements plus
Comme l’expliquait à Dazed magazine l'entrepreneuse Audrey-Laure Bergenthal - inventrice du robot mannequin connecté, évolutif et capable de s’adapter à toutes les morphologies : "Marks and Spencer a pour mission de vendre à une femme "d'un certain âge", tandis que les marques de luxe telles que Burberry ou McQueen s'adressent à une femme de 30 ans maximum, qui vit à Londres et qui a une vie chic. Elles ont leur propre histoire qu'elles veulent raconter, et cette histoire a un impact sur le type de corps pour lequel elles veulent concevoir des vêtements."
… et à des conséquences catastrophiques
Derrière ces stratégies lucratives, des millions de femmes étouffent. Déjà, pour les femmes aux corps moyens et surtout gros, cela rend les sessions shopping difficiles : les styles sont moins nombreux, mal adaptés, souvent couvrants et ternes.
Cela contribue aussi à invisibiliser ces femmes, la preuve avec mon ignorance totale de la réalité pendant des années. Ce qui répand l’idée qu’être grosse ou de taille moyenne est anormal, et nourrit donc la grossophobie ambiante.
Les conséquences sont, entre autres, des violences physiques et psychologiques pour les personnes grosses, des agressions et discriminations… Par exemple, une étude menée par le Défenseur des droits en 2016 a démontré que 42% des hommes et 29% des femmes pensaient qu’il était acceptable de ne pas embaucher quelqu’un à cause de son poids.
Si la grossophobie est dirigée contre les personnes grosses, les injonctions qui en découlent impactent l’ensemble de la population. Avec par exemple 5,5% des femmes touchées par des troubles du comportement alimentaire.
Et les mannequins, bien que très minces et donc privilégiées, ne sont pas épargnées : dans un sondage mené par le compte Shit Model Management, 70% des mannequins sondé·es avaient connu un trouble du comportement alimentaire (TCA).
Ces enjeux de santé publique sont donc à prendre très au sérieux par la mode, mais elle n’a pas l’air de vouloir bouger.
Car après des années à récupérer le mouvement body positive à des fins commerciales, l’industrie de la mode et du luxe continuer à valoriser les corps minces.
D’après Vogue Business, 95,6% des modèles qui défilaient pour la saison Automne-Hiver 2023 étaient minces.
Ce n’est apparemment pas cette année que la mode rejoindra, tout simplement, le monde réel et les femmes qui y vivent.