Contrairement à certains pays occidentaux, la France a mis un peu de temps à s'intéresser à une mode sociétale et accessible au grand public.

Mais l'arrivée des réseaux sociaux et la mise en relation d'universitaires - et de leurs recherches - avec des journalistes et des aficionados de l'industrie a quelque peu forcé la main aux maisons d'édition qui jusqu'alors ne s'intéressait qu'au passé de la mode ainsi qu'aux grandes figures qui l'ont traversé.

C'est dans ce paysage littéraire et sociétal en pleine mutation que l'historienne de l'art et de la mode Hayley Edwards-Dujardin publie aux éditions Chêne Indémodables : le répertoire de ce qui fait la mode.

Hayley Edwards-Dujardin : "j’avais envie d’un livre de mode qui ne soit pas une énième hagiographie de couturier" 

L'idée d'un index des intemporels de la mode peut ne pas sembler novatrice et pourtant l'ouvrage d'Edwards-Dujardin fait la différence dans l'édition mode occidentale

Car plus que de mettre en avant des pièces connues, l'historienne présente une vision inclusive de la mode qui contextualise la création de ces pièces - certaines apparaissant pour la première fois dans un ouvrage sur l'industrie.

Ainsi, le col roulé côtoie le huipil et la petite robe noire le dashiki, une manière de normaliser aussi la diversité de la culture vestimentaire en France.

Il aura fallu un an à l'autrice pour écrire cette nouvelle bible de la mode dont l'objectif est de : "Raconter l'origine de ces pièces que l'on banalise ou que l'on fantasme, c'est remonter le fil d'une histoire de la mode faite d'hommes, de femmes, de culture populaire, de frivolité et de profondeur".

L'occasion pour l'historienne indépendante de rappeler : "C'est aussi leur redonner de la valeur à une époque n'a jamais été aussi dérisoire. En exaltant les objets de mode et les apparences, on exalte les individus".

Marie Claire : Vous êtes historienne de l'art et avez écrit plusieurs livres à ce sujet. Pourquoi ce livre sur la mode ?

Alors je suis historienne de l’art et historienne de la mode. J’ai toujours travaillé ces deux disciplines en parallèle. Même si Indémodables est en effet mon premier ouvrage de mode d’ampleur qui s’adresse au "grand public", l’histoire de la mode est au cœur de mes recherches et de mes publications académiques depuis dix ans.

Cela faisait longtemps que j’avais envie d’un livre de mode qui ne soit pas une énième hagiographie de couturier et qui ait cette même approche thématique, transversale et culturelle qui nourrit mes ouvrages d’art.

Vous enseignez d'ailleurs à l'école Modar't. De quelle manière la mode peut renseigner l'art et vice et versa ?

Désormais on a acquis l'idée très concrètement l'idée qu'art et mode ne cessent de dialoguer. La mode dans sa quête d’inspiration trouve évidemment dans l’art des motifs et des formes qui nourrissent sa créativité.

On retrouve aussi ce lien dans les propositions scénographiques des défilés et les vitrines de magasins qui se confondent parfois avec des installations artistiques. Idem pour la photographie de mode, à la croisée de ces pratiques.

Et c'est sans compter certain.e.s créateurs, créatrices dont les propositions sont de véritables happenings, des concepts artistiques…La liste est longue.

Il y a des livres d’histoire de la mode généralistes, mais très peu qui soient récents et écris avec un regard contextuel contemporain.

Dans l’autre sens, la mode ou le vêtement sont une source d’inspiration pour l’art contemporain parce que bien entendu en s’appuyant sur la mode, ces artistes questionnent nos intimes et notre société.

Lorsque la mode pénètre le monde de l’art, elle ce qu’on se refuse parfois à admettre en regardant l’industrie et ses artefacts.

On a tendance à grandement banaliser l’importance sociale et politique de la mode et de ce que nous portons et comme on a tendance à encenser l’art et le prendre plus au sérieux, les conversations qu’on ouvre par le biais de l’art nous poussent à réfléchir nos pratiques stylistiques et de consommation. Et, plus globalement, au système sur lesquels ils reposent.

Revenons à d'Indémodables. Comment est née l'idée de ce répertoire et pourquoi pensez-vous qu'un tel livre soit important dans la période actuelle que nous vivons ?

J’avais envie d’une histoire de la mode moderne et contemporaine qui soit accessible, facile à lire, sous forme de notices afin que les lecteurs puissent piocher, lire, poser, reprendre sans contrainte. Que la lecture se fasse d’une traite ou coup par coup sans que l’on ne perde un quelconque fil.

Il y a dans ce livre une envie de ramener sous les projecteurs des pièces dites triviales qu’on enfile très souvent machinalement le matin sans vraiment y réfléchir.

Raconter leur histoire, dire leur passé, leur rôle social, politique, culturel, c’est une manière de ramener de la profondeur dans notre quotidien.

On a tendance à scinder la mode avec d’un côté les strass et paillettes du luxe, des défilés, des pages de magazine et de l’autre une industrie peu reluisante faite de nos t-shirts à 5 euros…Mais l’une n’existerait pas sans l’autre et vice versa.

En mettant cote à cote ces deux aspects du système, on peut montrer que le jean que l'on porte a une histoire qui n’est pas moins important qu’un tailleur Chanel.

Avec nos pratiques de consommation souvent extrêmes, des productions vestimentaires ridicules en termes de chiffres et de coût, je voulais qu’Indémodables nous pousser à ralentir, observer et peut-être mieux considérer ce que nous portons et achetons.

Cela étant dit, le livre n’est pas un pamphlet écologiste mais si il peut servir à ça, tant mieux.

Un point fort du livre est son découpage en quatre parties. Est-ce que vous pouvez revenir sur les raisons qui vous ont poussées à le travailler de cette manière ?

J'ai tendance à m'emballer et à vouloir raconter le plus de choses possibles. (rires) Plus sérieusement, je voulais montrer que contrairement aux croyances il y a certes différentes pratiques vestimentaires, de consommation, de production,... Mais que la mode n'est pas une seule chose.

Le manteau qu’on achète dans une grande enseigne est une composante tout aussi incontestable de l’industrie qu’une robe Haute Couture. Je voulais distinguer, mais rassembler ces différents "objets de mode" dans le livre.

On a encore trop à faire à une vision de la mode et de son histoire, eurocentriste, occidentalo-centrée, voire même, n'ayons pas peur des mots, impérialiste.

Ensuite, viennent les styles qui sont un peu le liant des deux premiers chapitres : tout aussi banals que mythifiés tant ils sont au coeur des tendances que l'on retrouve sur les podiums de la Fashion Week.

Là aussi, ce sont souvent des termes très galvaudés, on parle de  "style grunge", de "style punk"... En réalité on sait peu de chose sur eux. Avec cette partie, je voulais démontré que la mode est un phénomène de société.

Puis viennent, les créateurs. C’est la grande marque de la mode, c’est la personnification, la déification même parfois des couturiers/créateurs. Il fallait les mettre en exergue aussi. Parler certes de leurs créations, mais rappeler que derrière elles, il y a un homme ou une femme.

Vous qui enseignez, quel était votre objectif avec un tel ouvrage ?

La pédagogie. Mon expérience de professeur a immensément nourri ce livre. J’ai beaucoup écouté et observé ce qui se passait en classe.

Il y a des livres d’histoire de la mode généralistes, mais très peu qui soient récents et écris avec un regard contextuel contemporain.

Et puis tout simplement, raconter, transmettre, apprendre… J’étais toujours étonnée en classe quand des étudiant.e.s m’écoutaient avec fascination raconter l’histoire du jean qu’ielles ne connaissaient pas alors que 99 % de la classe en portait.

Parlons de la sélection. Comment avez-fait le choix des essentiels, icones, styles et créateurs qui composent Indémodables ?

On s’est constitué des listes avec mes éditeurs et il y a très vite eu des évidences communes. Après au fil de nos discussions, un ajout par ci, une idée par-là mais à dire vrai, on était plutôt raccord. Des gouts personnels aussi bien entendu.

Evidement, il manque des pièces, des créateurs, je ne pouvais pas écrire absolument sur tout - mais ce n’est pas grave, ça ouvre la voie à un tome 2.

Ce qu'il y a d'intéressant c'est que contrairement à d'autres livres du genre, vous avez fait le choix d'une sélection plus inclusive. On retrouve notamment la présence du dashiki, du huipil ou du qamis. Pourquoi faire ce choix ? Et pourquoi trouvez-vous qu'il est important de retrouver ainsi dans un livre de mode des vêtements considérés comme non-occidentaux ?

C’est une évidence pour moi, un absolu. Dans ma pratique de chercheuse, la question de la décentralisation, de la décolonisation de la théorie de la mode est devenue essentielle.

En tant que femme blanche qui transmet, qui enseigne, qui écrit…je me sens une responsabilité de "dire différemment". On a encore trop à faire à une vision de la mode et de son histoire, eurocentriste, occidentalo-centrée, voire même, n'ayons pas peur des mots, impérialiste.

Si nos vêtements sont importants, ça veut dire que nous aussi par ricochet.

Je répète cette phrase souvent et je l’ai tout de suite dit à mes éditeurs lorsque nous avons discuté de ce livre alors que le concept d’essentiels de la mode » émergeait:  "attention, l’essentiel de l’un n’est pas l’essentiel de l’autre".

Je ne voulais pas qu’on tombe dans le piège d’une garde-robe seulement occidentale en parlant de "basiques".

Il y a des personnes pour qui un basique à enfiler le matin c’est un boubou ou un sari et je ne voulais absolument pas les inscrire dans une catégorie à part parce que ce serait retomber dans ce que l’histoire de la mode a toujours fait : la mode (occidentale) d’un coté, le costume folklorique / traditionnel - soit étranger - de l’autre.

Dans nos rues, même ici à Paris, des dashikis côtoient des polos et il est temps d’intégrer cela dans notre théorie.

Que voulez-vous que les lecteurs de votre livre retiennent de ce répertoire d'histoires de la mode ?

Qu'ielles découvrent des histoires sur des pièces de leur quotidien qui les étonnent, les amusent, les intriguent. Qu'ielles réalisent aussi à quel point la mode est multiple et unique à la fois. Qu’elle est politique, sociale... Indémodables à l'objectif de challenger le banal, de lui donner plus de profondeur.

Peut-être même un peu d’exceptionnel. De redonner de l’importance à ce que l’on porte, ce que l’on consomme, ce que l’on admire.

Comme je le dis en introduction, s’habiller est tellement plus important que beaucoup ne le pensent, c’est le lien entre notre intime et le collectif, notre lien avec le monde extérieur, l’espace social. Que nos choix en disent bien plus que l’on peut imaginer. Et que tout cela, c’est hyper jouissif.

Parce que si nos vêtements sont importants, ça veut dire que nous aussi par ricochet. Et ça c’est plutôt sympa.

Indémodables, le répertoire de ce qui fait la mode, d'Hayley Edwards-Dujardin, aux éditions Chêne, 39,90E