Depuis plus de deux décennies, Pierre Hardy met un coup de pied dans l'univers de la chaussure haut-gamme.

À coup de modèles de chaussures ultra-désirables et de campagnes aussi ludiques que chic le créateur français continue à instiller une forme d'irrévérence et d'audace qui font du bien à l'industrie de la mode.

En cette fin d'année, il vient d'ouvrir une nouvelle boutique parisienne et nous confie un peu de sa vision de la mode contemporaine.

Marie Claire : Cette nouvelle boutique ouvre vingt ans après celle du Palais-Royal. Que dit-elle de Pierre Hardy aujourd'hui ?

Il y a vingt ans, être discret, hors des sentiers battus, voire même caché signait une sorte de sophistication.

Mais aujourd'hui les gens ont envie d'accéder aux choses simplement, et la rue Saint-Honoré incarne cette évidence.

Dans ce contexte donc, j'ai essayé de créer un lieu qui me ressemble...

Oui, car la chaussure entraîne la silhouette vers quelque chose d'autre.

Comment l'avez-vous conçu ?

J'ai conservé mon esthétique un peu radicale avec des matériaux bruts mais traités avec délicatesse.

L'espace figure une sorte de plateau de cinéma avant le tournage, où tout est en devenir, des collections au mobilier.

J'avais envie de mettre en scène cet espace de transformation qu'est une boutique : car quand on achète un accessoire, on cherche son personnage, son "moi en mieux". Il se passe un truc que l'achat online a fait oublier.

Choisir un soulier, c'est comme choisir un rôle ?

Oui, car la chaussure entraîne la silhouette vers quelque chose d'autre.

Un même jean-T-shirt porté avec des baskets ou des escarpins n'a plus rien à voir. On ne marche pas de la même manière, cela impacte aussi notre manière d'agir, nos fantasmes.

Le soulier véhicule un imaginaire fort.

Comment travaillez-vous sur une collection ?

Je commence par des dessins car je suis un formaliste, j'aime voir comment les formes s'équilibrent, jouent ensemble, ce que la couleur va apporter aux volumes.

La seule contrainte, essentiellement anatomique, réside dans le fait qu'il s'agit d'une chaussure et d'un talon, mais dans cet espace, tout est possible.

Certains modèles portent des noms d'icônes de style, en quoi ces femmes vous inspirent ?

Il arrive que dans la collection, des moments ou des combinaisons de formes et de couleurs fassent naître un personnage.

Pour l'automne-hiver, quand je dessinais des escarpins slingback à bouts pointus, je pensais à Stella Tennant et à certains défilés d'Helmut Lang ou de Jil Sander, où les filles étaient minimales, épurées.

On pouvait croire qu'il ne se passait pas grand-chose, et pourtant, ce « pas grand-chose » traçait une silhouette précise.

Mais mon job consiste à vous aider à devenir qui vous souhaitez, pas à vous dire : cette saison, tu seras Sophia Loren, Brigitte Bardot ou Miley Cyrus.

Confirmez-vous le retour de l'escarpin ?

Il y a un désir pour la chaussure délicate, avec un petit talon façon kitten heel, de la ballerine aussi.

Cela rompt avec l'hégémonie des baskets dont on aimait le côté amorti.

Mais la modernité de l'escarpin n'est pas de transformer la femme en objet de désir, c'est de lui offrir un pied léger sans avoir l'air d'une sportive, quelque chose d'aigu et de nerveux qui correspond bien à l'époque.

Je trouve que nous sommes restés dans une mode néo-bourgeoise, bien-pensante même s'il y a parfois de petites provocations.

Quel est l'apport des nouvelles technologies dans votre travail ?

Elles se concentrent essentiellement dans la basket.

Une sneaker se construit comme une voiture : il faut que l'architecture soit prête avant d'injecter les volumes.

L'ordinateur est donc utile pour contrôler la forme, agir sur les moules.

Les nouvelles technologies associées au sportswear ont permis à la chaussure de changer de paradigme en ouvrant le champ des possibles.

Cela a appris aussi aux hommes qu'on pouvait porter des modèles fluo, rose bonbon ou blancs et en toutes saisons.

En 2021, vous avez lancé une capsule éco-responsable, où en êtes-vous ?

L'expérience a été un peu décevante car nous nous sommes heurtés au prix des matériaux recyclés, entre 10 % et 30 % plus chers que les traditionnels.

Nous proposons toujours un sac et deux modèles de chaussures éco-responsables par saison.

Bien sûr, à mon échelle, je collabore avec des tanneries clean et j'évite le gaspillage : je fabrique ce qu'on me commande et vends ce que je livre.

Quel regard portez-vous sur la mode aujourd'hui ?

Je trouve que nous sommes restés dans une mode néo-bourgeoise, bien-pensante même s'il y a parfois de petites provocations.

Aujourd'hui, j'ai beaucoup d'admiration pour Rick Owens : son style est exigeant, et il nécessite de changer de mode de vie.

Vous avez des projets au Japon, que représente ce pays pour vous ?

Nous allons ouvrir une seconde boutique à Tokyo en 2024. Ce qui m'attire dans la culture japonaise, c'est sa recherche d'essentialité.

Mais en même temps, je suis Français et j'adore Versailles, je suis Méditerranéen et fou du Caravage. Et en tant que Corse j'aime la couleur, le soleil...

La mode a le don d'aborder tout ce qui est lourd et compliqué avec légèreté, d'aller de l'avant, ce qui est essentiel.

Hermès a pris une participation minoritaire dans votre marque, que vous apporte ce soutien ?

Je crois qu'il scelle une relation de confiance qui dure depuis plus de trente ans.

Cela me permet aussi d'avancer avec plus de sécurité, de ne pas me sentir seul. C'est précieux dans le contexte actuel.

Vous êtes un ancien danseur, vous avez collaboré avec la star du football américain Victor Cruz : les J.O., c'est un rêve de chausseur ?

Ah oui, j'aurais adoré ! Surtout depuis que j'ai vu à Tokyo une exposition sur Issey Miyake où étaient présentés ses uniformes olympiques.

Il y a une sorte de mépris en France vis-à-vis du milieu du sport. Mais je pense qu'il faut une grande intelligence pour arriver à ce niveau d'excellence.

Que peut apporter le soulier en temps de crise ?

La mode a le don d'aborder tout ce qui est lourd et compliqué avec légèreté, d'aller de l'avant, ce qui est essentiel.

Le Corbusier disait qu'une maison est une machine à habiter". Je crois que la mode, elle, doit être une machine à se projeter.