1 million. C'est le nombre de vêtements produits chaque jour par Shein, le numéro 2 mondial de la fast fashion. Matières synthétiques et piètre qualité caractérisent cette industrie de la mode jetable. Raison pour laquelle elle est, depuis plusieurs années, contestée par des consommateur-rice-s qui lui préfèrent la seconde main.
Un marché loué pour son écoresponsabilité, jusqu'à en faire oublier ses propres écueils. Le jeudi 21 novembre 2024, un reportage d'Envoyé Spécial en immersion dans le milieu des friperies a éclairé le grand public sur ses faces cachées, notamment sur son impact environnemental moins faible qu'escompté.
Souvent assortis de petits prix, ces vêtements shoppés sur des applications dédiées, en friperies ou dans des vide-greniers se consomment parfois avec la même frénésie que celle qui saisit les client-e-s d'Alibaba lors du Single Day.
Témoignages.
Un procédé addictif
"J'ai découvert Vinted, il y a cinq ans. Au début, j'en avais un usage sain, mais au bout d'un moment, c'est devenu une addiction", admet Lola-Marie, 23 ans, étudiante à Bruxelles. Pourtant, au départ, elle se lance sur la plateforme pour écouler les vêtements dont elle veut se séparer.
Jusqu'à ce qu'elle réalise qu'elle peut, elle aussi, acheter des pièces proposées par d'autres vendeur-euese-s Vinted. La dépendance commence. À la vue d'un item à sa taille ou à sa pointure, elle achète sans même réfléchir. "Certaines semaines, je pouvais dépenser 200 euros sur l'application."
Rebecca, même âge, est brand manager dans l'univers des cosmétiques. "C'est ma maman qui m'a appris à faire de bonnes affaires", raconte celle qui toute sa vie, a construit son inventaire mode à base de pièces chinées par sa mère ou par ses soins dans des friperies situées aux quatre coins de l'Île-de-France.
En 2018, lycéenne, elle fouille tous les mercredis, une trentaine d'euros en poches les bacs à 1 € des boutiques Freepstar. Ce rituel partagé avec ses copines prend une autre dimension lorsque la jeune femme entame ses études supérieures. Car juste à côté de son nouvel établissement scolaire, installé à Réaumur Sébastopol, se trouve une boutique vintage.
"Je ne sais pas combien j'y ai dépensé ! Comme les arrivages étaient réguliers, je m'y rendais tous les jours." Résultat : en mois d'un mois, il lui est arrivé d'acquérir 10 vestes de blazers dans la friperie qu'elle visitait entre ses heures de cours. "J'ai même trouvé un modèle Burberry pour 50 €, l'affaire du siècle", se souvient cette dernière.
Tomber dans l'engrenage
Ventes aux enchères, friperies, Vinted… Mélissa*, journaliste de 32 ans, décuple quant à elle ses chances de dégoter des perles rares. Une à deux fois par semaine, une pièce second hand rejoint sa garde-robe. "Encore ce matin, j'ai récupéré trois paires de chaussures", dit-elle, un sourire dans la voix.
La jeune femme explique les raisons de son addiction : "Quand je vois un short Louis Vuitton à 80 euros alors qu'il en coûte 500, j'ai beaucoup de mal à résister, car j'ai l'impression d'avoir tué le système. Étant donné que les pièces dépendent de la curation de chaque vendeur-euse, je me dis que si je ne prends pas le vêtement sur l'instant, je ne le retrouverai jamais ailleurs."
C'est toute la spécificité des friperies : elles regorgent de vêtements provenant du monde entier, vendus en exemplaires uniques. Et ces magasins remplis de pépites d'occasion connaissent un essor considérable en France. Comme le rapporte Le Parisien, la région parisienne comptait 312 friperies en 2021 versus 437 en 2023.
Je ressens un pic d'hormones quand je tombe sur des bonnes affaires de folie
Maxime, attachée de presse dans le milieu de la mode, est un écolo pur jus. Il ne prend pas l'avion, est vegan, n'est entré qu'une ou deux fois dans sa vie dans un magasin Zara et chinait déjà avant l'arrivée d'Internet. À l'adolescence, celui qui a grandi hors des murs de la capitale navigue sur eBay pour mettre la main sur des articles introuvables à Lyon.
Aujourd'hui, il ne se définit pas comme un addict ni même comme un acheteur compulsif. Mais il passe tout de même une demi-heure par jour sur Vinted. "Pas nécessairement pour les prix bas, plutôt dans l'espoir de trouver les créations d'un label japonais pointu proposées à des prix dérisoires", explique Maxime. "Je ressens un pic d'hormones quand je tombe sur une bonne affaire".
Rebecca corrobore son sentiment et évoque, elle, un véritable "rush d'adrénaline". En revanche, pour Lola-Marie, pas de sentiment de FOMO. Cette "Vinted addict" doit son consumérisme à la rapidité d'exécution des paiements sur l'e-shop lituanien. "Ma carte est enregistrée dans l'application. J'ai juste à appuyer sur "payer" sans passer par un système qui requiert d'entrer mes coordonnées bancaires. Ça va très vite !"
À son domicile, la Bruxelloise accumule un tas de bottes en cuir qu'elle n'a encore jamais portées de sa vie. Parce que les petits prix des vêtements chinés occasionnent aussi des emplettes impulsives : alors que le pouvoir d'achat diminue comme peau de chagrin, ces mini dépenses se font l'air de rien, même si, en réalité, l'addition s'allonge.
Au bout du compte, ces habitudes de consommation frénétiques ressemblent à s'y méprendre à celles des client-e-s de la fast fashion.
Ouvrir les yeux sur sa (sur)consommation
Lola-Marie et Rebecca ont donc toutes deux décidé de mettre un terme à leur surconsommation. La première réfléchit mûrement chacun de ses achats depuis maintenant deux ans tandis que la seconde a eu un déclic il y a quelques mois. Faute de place dans sa penderie, elle a dû stocker ses pièces chinées dans des valises.
Sa prise de conscience s'accompagne aujourd'hui d'une auto-critique sévère. "Je culpabilise parce qu'à la base, Emmaüs et les ressourceries sont faits pour les gens en situation de précarité", analyse la brand manager. "Dans une certaine mesure, je "vole" peut-être les vêtements d'une personne qui ne dispose pas des moyens nécessaires pour s'habiller alors que, moi, je n'achète que pour l'excitation que cela me procure."
Justement, en 2023, l'association créée par l'abbé Pierre déclarait par voie de communiqué que l'essor des boutiques et des plateformes de seconde main marchandes "prive Emmaüs de nombreux dons, et surtout de dons de qualité."
En parallèle, les acheteur-euse-s sont bien souvent privé-e-s de la transparence des commerçant-e-s. Car s'iels pensent consommer mieux grâce aux friperies, certain-e-s ignorent que les vêtements qui y sont vendus sillonnent le monde entier avant d'atterrir dans ces magasins "green". Si bien que leur empreinte carbone est parfois similaire à celle d'un vêtement vendu en fast fashion, la production de nouvelles matières exceptée.
Je "vole" peut-être les vêtements d'une personne qui ne dispose pas des moyens nécessaires pour s'habiller
La seconde main, Fanny, 31 ans, ne l'a "jamais aimée et ne l'aime toujours pas". Elle a horreur de l'aspect poussiéreux des friperies et de l'odeur de renfermé qui s'en dégage. En revanche, elle est en veille "non-stop" sur Vinted où elle achète tout, des cadeaux de Noël en passant par les cadeaux d'anniversaire. Depuis qu'elle utilise cette application, elle ne consomme plus d'habits neufs en magasins, non pas par manque de moyens, mais par soif de bons plans.
Elle explique avec une pointe d'humour : "Agent immobilier et commerciale dans l'âme, le marchandage, c'est mon dada alors, je fais de grosses négociations sur Vinted."
Elle déclare avec lucidité que ses besoins, elle les crée à force de scroller. Mais pas de quoi lui donner envie de se sevrer. Fanny aime le système de l'application lituanienne qui, comme dans son métier, consiste à faire la meilleure offre pour obtenir le bien convoité.
Quant à Mélissa, qui débourse environ 3 000 euros par an en seconde main, elle a décidé de convertir son addiction en un business de revente et de location de vêtements premium.
Une bonne influence
Parallèlement à la montée en puissance de la mode éthique, les réseaux sociaux sont en plein essor depuis la création de Facebook en 2004. Hajar alias @109withh sur Instagram et TikTok est suivie par plus de 20 000 personnes qui likent ses contenus. Cette experte de la mode circulaire a son avis sur la principale cause des dérives de l'achat de seconde main.
"Cette fureur acheteuse ne vient pas essentiellement de la seconde main et de ses prix abordables. Le problème ? Ce sont les réseaux sociaux et les micro trends diffusées sur TikTok et Instagram", estime la styliste. Et elle marque un point.
Car en 2022, une enquête menée par Marketing Charts auprès de la Génération Z révélait que 39 % de ses membres sont susceptibles d'acheter un article après en avoir entendu parler dans des vidéos TikTok. Un quart d'entre elleux en ferait de même s'iel venait à tomber sur une publicité diffusée par Instagram.
Hajar, cliente de seconde main depuis 2015, est connue de son entourage pour ses bonnes adresses second hand. Alors sur ses réseaux, elle enfile la même casquette et s'est donné pour objectif de présenter 109 friperies françaises à son auditoire.
@109withh Friperie 63/109 C’EST POUR ÇA QUE J’ADORE CE QUE JE FAIS ?? Merci encore à @unregardpourtoi pour l’accueil et le temps que la team à pris pour tout bien m’expliquer ?? ?? 36 Rue de l'Ouest, 75014 La boutique fonctionne uniquement avec les dons, donc n’hésitez pas à y déposer vos vêtements ! Et surtout ils recherchent des bénévoles donc go postuler ?
? Rock and Roll Session - Canal Records JP
Mais promouvoir ces boutiques sur TikTok, n'est-ce pas, là aussi, un moyen de pousser le public à la consommation ? Hajar argumente : "Mon slogan, c'est : "Rendre la seconde main mainstream". L'idée, c'est de dire qu'il est possible de trouver le même type de produits en friperies que dans un magasin de fast fashion. Je promeus beaucoup les boutiques indépendantes tenues par des personnes qui travaillent dur, dépensent un rein en impôts, en URSSAF, etc. et qui vivent de leur petit commerce."
Rosa Bohneur, Safya aka @blackmaroccan, Zoé Hotuqui… Les influenceur-euse-s spécialistes de la sape vintage sont nombreux-euses sur Instagram. Mais s'il y a bien une créatrice de contenu qui a été érigée en reine de la seconde main sur la toile, c'est Rubi Pigeon. Pour la Parisienne de 27 ans, acheter d'occasion est une évidence. La jeune femme d'origine brésilienne l'affirme, l'éco-conscience est un précepte "quasi religieux", très présent dans la culture de son pays maternel.
Au sujet de la responsabilité des créateur-rice-s de contenu écolo dans la surconsommation de fripes, celle qui a lancé en 2019 sa propre marque de mode upcyclée ressent une sorte de culpabilité : "Nous souhaitions populariser la seconde main, mais jamais, nous n'aurions pensé que cela prendrait ce tournant."
Alors, conscient-e-s de l'impact qu'iels peuvent avoir sur les comportements d'achats de leurs abonné-e-s, certain-e-s ont complètement arrêté de poster leurs dernières trouvailles sur leurs réseaux sociaux. Fini les hauls hebdomadaires, l'ambition est désormais de témoigner d'une consommation raisonnée.
*Le prénom a été changé.