C'est avec des collections de prêt-à-porter que Jérôme Dreyfuss a fait connaître son nom à la fin des années 90. Mais son succès, il le doit à une ligne de sacs à main "mous comme des chewing-gums", adoptés par toutes les filles dans le vent au début du XXIe siècle. Alors qu'il vient d'inaugurer son quatrième magasin à Paris, le créateur revient sur son parcours jalonné de "magie" et "d'amitiés".
Marie Claire : Comment l'aventure Jérôme Dreyfuss a commencé ?
Jérôme Dreyfuss : En mars 1998, j'ai lancé une ligne de vêtements qui a très vite super bien fonctionné. Quand mon fils est né, j’ai décidé de lui consacrer plus de temps qu’à la mode qui accaparait mes journées. Et puis lors d’un dîner à la maison avec des potes, j’ai remarqué qu’aucune de mes copines ne portait de sacs à main, plutôt de vieux cabas tout pourris tout moches.
Quand je leur ai demandé pourquoi, elles m’ont répondu qu’elles ne trouvaient pas ce qui leur convenait. Il faut se rappeler qu’il y a 20 ans, quand j’ai débuté, seules les grandes marques proposaient des sacs à main. Ils étaient très reconnaissables, avec de gros logos apparents, mais pas du tout ergonomiques, pas pensés pour les femmes modernes. Alors en rigolant, je leur ai dit : "Je vais créer des sacs à main pour les filles cool". Le lendemain, je me suis rendu au bureau et j’ai dessiné mon premier sac à main : le Billy.
La démarche, c’était vraiment de rendre service à mes amies, d'imaginer des contenants jolis et pratiques pour des femmes qui avaient de jeunes enfants afin de leur facilité la vie. Comme je n’étais pas du tout maroquinier, j’ai coupé ma première pièce comme s'il s'agissait d'une robe et je l'ai confectionnée dans un cuir souple super léger, parce que je savais qu'elles se mettaient toutes au yoga à cause de leurs problèmes de dos.
Je dois dire que pour moi, la mode n’est pas faite pour contraindre le corps, mais pour l’accompagner et lui rendre service. Ce qui m’intéressait, c’était de trouver, avec humour, des solutions pour pouvoir mettre pêle-mêle dans le sac à main les couches sales et un biberon sans que ce dernier se renverse.
Quelle était votre source d'inspiration, à l'époque ?
La vraie vie, les femmes qui m’entourent et plus largement, les filles dans la rue. Par exemple, tout à l’heure, je regardais les passantes et je me disais : "La bandoulière de son sac, elle est trop fine, elle va lui faire mal à l’épaule...". C’est une espèce de réflexe. Je me demande comment faire pour que le corps de la femme se sente bien. C’est ma façon d’être féministe.
Et puis j’ai toujours été inspirée par les femmes fortes, les femmes indépendantes, elles ont une allure dingue. Sonia Rykiel, elle avait un caractère de fou. Miuccia Prada, que je ne connais pas, a l’air d’être formidable. Ma copine Aurélie Dupont, elle est incroyable. Ma femme [la créatrice Isabel Marant, ndlr], c’est la meuf la plus cool du monde…
La notion de praticité revient souvent, lorsque vous décrivez vos sacs à main. Que pourriez-vous nous dire à propos de leur design ?
L'élément central de ma démarche, c'est la fonctionnalité, c'est elle qui donne la forme. Je ne travaille pas comme un styliste, plutôt comme un architecte : comment le sac à main se pose sur le corps, qu’est-ce que l’on met dedans, de quoi a-t-on besoin… Et là, sa tournure apparaît.
Est-ce de cette manière que vous réussissez à rester pertinent 25 ans après vos débuts ?
Je reste pertinent en continuant de répondre aux problématiques de vie. Les femmes de 32 ans, aujourd’hui, n’ont pas les mêmes besoins que celles qui avaient 32 ans en 1998. À l'époque, j'avais mis des mini lampes torches dans mes sacs à main parce que tous les vendredis soir, avec ma femme, nous nous disputions devant notre cabane dans la forêt de Fontainebleau quand il fallait ouvrir la porte dans le noir.
Maintenant, nous avons les flashs de nos téléphones portables et ces lampes de poche ne sont plus pertinentes. Ces petits détails de la vie de tous les jours changent perpétuellement. C’est vraiment cela, mon moteur.
Par ailleurs, j’ai toujours envie de créer des classiques, des pièces qui ne pas trop à la mode. Je suis très content de voir les filles de mes copines, qui ont maintenant 20 ans, piquer les vieux Billy que leurs mères ont acheté il y a deux décennies. Je ne fais pas une mode jetable, mais une mode qui se garde. Je pense qu’il faut acheter moins, mais acheter bien. C’est Vivienne Westwood qui disait tout le temps ça.
À quoi ressemblait le marché de l’accessoire dans les années 90 ?
À pas grand-chose. C’était le sac à main de Lady Diana, le panier de Jane Birkin, les jolis it bags tressés de Bottega Veneta, le 2.55 de Chanel… Tout ça, ça coûtait déjà 2 500, voire 3 000 euros. Moi, mes copines qui viennent de Nancy, elles ne s'achetaient pas de sacs à main à 3 000 euros. Il y avait un trou dans la raquette !
Et aujourd'hui, comment est-il structuré ?
Il a énormément évolué. Trois ou quatre ans après que je commence sont nés ce qu’on a appelé les it bags. C’était une tendance lourde des maisons de couture, qui développaient des sacs à main un peu plus accessibles visuellement, un peu plus à la mode et un peu moins classiques. Ça a duré 5-7 ans et puis est apparue cette espèce d’ovni, l’hyper luxe, soit des pièces extrêmement chères.
Nous, nous avons toujours fait attention aux prix. Nos produits coûtent en moyenne 800 euros, ce qui représente déjà un investissement. J’essaye de proposer des modèles créatifs avec une façon artisanale, fidèles à mes premières émotions de maroquinerie : je n’ai jamais changé de style, que l'on aime ou pas. Et puis, je veux que la marque ait toujours de l’humour et de l’esprit dans la manière dont elle s’adresse aux femmes.
Quelles sont les autres évolutions dans l’univers de la maroquinerie ?
Avec un peu de recul, je m’aperçois que les évolutions sont corrélées à l’économie. Quand l’économie va bien, les gens achètent de grands sacs à main, quand elle va moins bien, les gens achètent des petits modèles. Donc jusqu’en 2008, nous vendions des cabas XXL. Depuis la crise des subprimes, ce sont les mini it bags qui ont la cote. Cela correspond aux moyens des client-e-s et au fait que lorsque c’est la crise, personne n'a envie de s’afficher avec des pièces trop voyantes ou hyper chères.
Justement, nous assistons à une flambée des prix des sacs à main dans l’industrie du luxe. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Je suis interloqué. Y a-t-il vraiment des femmes qui consomment des sacs à 8 000 euros ? Je crois que personne, en vrai, ne les achète. On voit d’ailleurs qu’actuellement, le luxe est en train de se casser la figure.
Évidemment, les coûts du cuir, des accessoires et du transport ont augmenté… Moi aussi, mes prix sont en hausse ! Quand j’ai commencé, je commercialisais le Billy à 600 euros, il est aujourd’hui à 800 euros. Mais il a pris 200 euros, pas 4 000 euros !
Comment la marque a-t-elle changé, en 25 ans ?
En 1998, nous étions des petits artisans. Aujourd’hui, nous sommes quasiment devenus des semi-industriels. Ce qui change beaucoup l’approche que l’on a du produit ! Quand nous constituons les collections, nous devons penser à 15 pays en même temps. Est-ce qu’au Japon, les femmes porteront les mêmes produits qu’aux États-Unis ou en France ? Le marché nous a obligé à structurer nos collections de maroquinerie comme nous structurerions des collections de prêt-à-porter.
Vous ne déclinez pas vos sacs à main selon les zones géographiques ?
Non, je vends partout la Parisienne cool. Attention, pas Emily in Paris, plutôt le french négligé.
Justement, vous êtes devenu le faiseur de sacs parisiens alors qu’à la base, vous êtes un spécialiste du prêt-à-porter qui vient de Nancy. Comment expliquez-vous votre trajectoire ?
Je la dois à la volonté et au travail. Enfant, j'étais hyperactif. Pour me calmer, ma nounou me faisait faire de la couture, ce que j’adorais. Mais mon intérêt pour la mode est venu quand j’avais 11 ans. J’ai ouvert le ELLE dans lequel il y avait une photo d’Helena Christensen. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je voulais faire des fringues.
Et puis tout seul, dans ma chambre, je regardais la pluie tomber par la fenêtre en me disant : "Comment est-ce que je vais me sortir de là ?" C'est ce qui m’a donné la patate. J’avais envie de rêver, de faire partie de ce monde. À cette époque, en plus, la mode, c’était un rêve.
C'est-à-dire ?
C’était Kenzo Takada, Sonia Rykiel, Azzedine Alaïa, Jean Paul Gaultier, Thierry Mugler, le brodeur Monsieur Lesage… J’ai des frissons quand je me souviens de certains défilés Kenzo, qui étaient tellement joyeux, avec Pat Cleveland qui sortait en dansant sur le podium.
Je pense à Ines de la Fressange qui faisait la conne sur le podium de Chanel devant un public outré. C'était pétillant, naïf et plein d’espoir. Un mélange des gens plein d’utopie.
Quand j’ai présenté ma première collection, j’ai rencontré toutes ces célébrités, je suis devenu leur ami. Être proche de Kenzo ou de Sonia, c’était quelque chose de merveilleux, de très flatteur. C’étaient des personnes généreuses qui vous prenaient sous leur aile comme pour passer le relais.. J’ai vécu dix années de rêve à leurs côtés.
Il y avait une fantaisie, une certaine forme de naïveté, parce que l’on vivait dans un monde où les lendemains s’annonçaient comme fabuleux. Ce qui est moins le cas aujourd’hui.
Vous évoquez vos amitiés, vous avez été sollicité par de nombreuses stars pour les habiller pendant ces années. Que gardez-vous comme souvenir de cette période ?
La magie et l'amitié. Le téléphone qui sonne pour bosser avec Michael Jackson, Britney Spears ou Madonna. J’ai beaucoup appris, ça m’a donné confiance en moi, aussi. Je me souviens par exemple du show d’adieu de Kenzo, au Zénith de Paris. Il avait demandé à ses ami-e-s de défiler, donc je me suis retrouvé en train de me changer entre Janice Dickinson et Ines de la Fressange.
Ines était une fille tellement sympathique. Quelque temps après, mon téléphone sonne. Je décroche et je l'entends me dire : "J’ai vu ce que tu fais à la télé. On ne se connaît pas, mais je trouve ça vachement bien. Rencontrons-nous". Et nous sommes allé-e-s manger une choucroute au coin de la rue. C’était assez incroyable, de fantaisie, de simplicité, cet accueil très chaleureux que j’ai eu de la part des gens du métier.
On parle de plus en plus d'écoresponsabilité, du traitement des animaux, etc. Est-ce que cela se répercute sur les ventes de maroquinerie ?
Alors attention ! L’écoresponsabilité et le bien-être animal, cela n'a rien à voir. Le cuir que nous utilisons est issu du recyclage des peaux d’animaux en provenance de l’industrie alimentaire. Chaque année, dans le monde, il y a un peu plus de 17 millions de kilomètres carrés de peaux qui sortent des abattoirs. Alors, qu'en fait-on ? Est-ce que, comme dans la préhistoire, on les recycle pour confectionner des pantalons, des chaussures ou des sacs à main ? Moi, j’ai choisi cette option.
Par ailleurs, je communique très peu dessus, mais depuis les débuts, la griffe est très portée sur les problèmes de réchauffement climatique et de traitement des cuirs. Comment fait-on pour avoir un impact carbone très bas en essayant de ne pas trop fabriquer ? Nous privilégions les cuirs dont les tannages ne sont pas polluants, les tanneries qui ont des normes hyper strictes…
En fait, le plus important, c’est de ne pas faire de greenwashing. Si nous parlons très peu de notre engagement et que ce n’est pas devenu notre fer de lance, c’est parce que, même si nous faisons tout ce que nous pouvons, nous sommes loin d’être parfaits. Si nous voulions être parfaits, nous arrêterions de pousser les gens à consommer plus.
À part la mode, l’une de vos autres passions, c’est l’architecture. En quoi est-ce que cela fait écho à votre métier de designer ?
J’adore ça, parce que je crois que l’on a besoin de deux choses dans la vie : d’un toit au-dessus de sa tête et de quoi se nourrir. L’architecture, c’est une réponse, au réchauffement climatique qui arrive, par exemple. L’adaptation est indispensable. La première réponse que l’on va devoir apporter sera une réponse au travers de l’architecture. Comment va-t-on vivre ? Comment va-t-on se protéger de la chaleur ? Des éléments qui se déchaînent ?
Je pars du principe que les moteurs, dans la vie, ce sont la joie, l'amour. Et qu'ils peuvent être transmis grâce à l'architecture. À travers le fait que le corps se déplace correctement dans un espace, que la lumière pénètre comme il faut. Je trouve que c’est hyper intéressant. L’architecture a toujours comblé, au cours de l'histoire, les besoins des hommes et des femmes. Comme j’essaye de le faire, humblement, avec mes sacs à main.