Si dans les pays anglo-saxons les ouvrages - universitaires ou de vulgarisation - qui interrogent et contextualisent l'industrie de la mode sont nombreux, c'est moins le cas en France. Un fait étonnant sans vraiment l'être tant la mode française jouit d'un patrimoine fort qui occulte souvent bien des conversations.

En cette rentrée littéraire 2023, l'autrice Christelle Bakima Poundza, alumni de l'Institut Français de la mode (I.F.M) publie Corps Noirs, Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires aux éditions Les Insolentes.

Un essai aux accents de journal de bord dans lequel la jeune femme interroge la place des mannequins noires dans la mode et les médias français.

Raconter des histoires passées sous silence

Ces dernières années, l'universalisme français est publiquement remis en question notamment parce qu'il a cette fâcheuse tendance à essayer de réduire au silence les avis divergents, à faire primer le "roman national" sur la vérité historique.

Une des manières de le challenger a été cette arrivée d'auteur.ice.s et créatifs qui partent de leurs histoires personnelles et parviennent à les hisser à un niveau de réflexion universel.

C'est dans ce sillage que Christelle Bakima Poundza publie son premier ouvrage, un essai didactique qui entend offrir une nouvelle piste de réflexion sur la question non seulement du racisme dans l'industrie de la mode, mais aussi de la place prépondérante qu'occupent les mannequins dans nos imaginaires collectifs.

On oublie qu’elles [les mannequins] sont le premier point d’accès du grand public à la mode, ce sont elles qui nous font rêver - Christelle Bakima Poundza

Adaptation de son mémoire de fin d'année écrit lors de ses études à l'I.F.M, Corps Noirs re-contextualise l'histoire du mannequinat de manière à la rendre accessible au grand public.

Christelle Bakima Poundza : "Je n’ai pas l’impression que le mannequinat soit un sujet de recherche dans la mode en France. On oublie qu’elles sont le premier point d’accès du grand public à la mode, ce sont elles qui nous font rêver".

Derrière ces réflexions réparties en 9 chapitres, se dressent les contours d'une jeunesse qui s'interroge sur l'Histoire et ses conséquences autant que sur le monde actuel et celui qu'elle entend créer demain.

"C'était important pour moi de mettre en perspective l’évolution de ma réflexion dans l'écriture, montrer le cheminement de ma pensée qui va aussi avec le cheminement de l’époque", explique l'autrice lorsqu'on lui demande la raison de ce titre. "Ça permet aux lecteur.ice.s de comprendre qu'en fait, rien n'est figé".

Rencontre avec une passionnée qui n'a pas la langue dans sa poche.

La mannequin Rebecca Ayoko au défilé Emanuel Ungaro printemps-été 1983

Marie Claire : Quand la mode française a-t-elle inclus des mannequins noires et pour quelle raison ?

Christelle Bakima Poundza : C’est l’une des premières questions que je me suis posée, aussi parce que je ne trouvais pas beaucoup d’archives. Au moment de la rédaction du mémoire, j’avais l’impression que des mannequins comme Naomi Campbell ou Katoucha Niane avait été précurseuses. Aussi parce que ce sont les premières mannequins noires que j’ai pu identifier enfant.

Aujourd’hui je sais qu’à partir, dès les années 1920 et 1930, il y avait des mannequins afro-américaines qui travaillaient à Paris. Paul Poiret et Christian Dior ou Elsa Schiaparelli ont habillé Joséphine Baker et faisaient appel à des mannequins cabines noires. Elles ne défilaient pas dans les salons mais étaient présentes à une époque où la France était un empire colonial.

Parallèlement, la ségrégation aux États-Unis faisait de la France l’un des rares pays où il était possible pour des afro-américaines de tenter leur chance et, pour certaines, cela a fonctionné comme l’ont montré par la suite des défilés Hubert de Givenchy, Paco Rabanne, Saint Laurent, etc.

C'est l'époque du fameux "exode des afro-américains en France"…

Oui, cela a créé ce mythe de "À Paris, les mannequins noires sont les bienvenues" mais cela concernait les mannequins noires non-françaises ou non-issues de l’empire colonial.

Les premières mannequins qui ont eu leur chance n’étaient pas caribéennes. Et les mannequins africaines sont arrivées à la fin des années 1970, bien après la fin de l’empire colonial. C’est questionnant.

Et puis il y a aussi eu l’épisode de la bataille de Versailles auquel je consacre un chapitre et qui pour moi a été un tournant dans le regard des couturiers français par rapport à ce que pouvaient être des mannequins noires, ne serait-ce que dans un cadre commercial et d’entertainment.

C’est après ce moment qu’interviennent les premières couvertures de magazine comme Life ou Vogue UK à une ère où on quitte la Haute Couture pour entrer dans le prêt-à-porter. Il y avait pour eux l’envie de montrer des choses différentes, de ne pas faire comme les autres.

Mon livre est un livre de mode, mais je le perçois d'abord comme un livre sur un fait de société. - Christelle Bakima Poundza

Pour quelle raison le livre n’aborde-t-il pas la question des mannequins noirs homme ?

Les masculinités noires dans la manière dont elles sont présentées en France sont tellement différentes de celles des femmes qu’il aurait fallu plus d’un chapitre.

Si je dois faire un résumé de cette perception aujourd’hui, je dirais qu’on continue de montrer les hommes noirs en France soit comme étant agressifs soit comme étant innocents à l’instar d’un N’Golo Kante par exemple. Et ce n’est ça qui fait vendre d’autant que, plus amical qu’un homme noir inoffensif il y a des adolescentes de 16 ans.

N’oublions pas non plus que le potentiel économique de la mode masculine n’a rien à voir avec celui de la mode féminine et que le rapport aux identités queer est différent.

Le livre commence avec la place des femmes noires dans le milieu médiatique. Pourquoi ce point de départ ?

Mon livre est un livre de mode, mais je le perçois d'abord comme un livre sur un fait de société et, ne serait-ce que ces dernières années, on a vu de nombreuses femmes noires se faire maltraiter médiatiquement que ce soit dans la mode, le sport, en politique, etc.

Avec la mode, on parvient à illustrer des mécanismes qui sont rarement, voire jamais mis en lumière, sauf par nous, les femmes noires.

Grace Jones

Y a-t-il des mannequins noires qui vous ont marquée ?

Pour moi c’est vraiment Naomi Campbell à qui je dédie un chapitre. Elle fait partie des mannequins les plus connus du monde et en même temps c'est difficile de s’identifier à elle. À un moment tu n'avais pas d'autres choix que de l'aimer parce qu'il n'y avait personne d'autre.

Attention, je ne pense pas qu’elle soit parfaite et je trouve même que certaines choses qu’elle a pu faire sont inadmissibles. Cela dit, difficile de savoir ce que provoque le fait d’être continuellement rabaissée dans son travail, de savoir que ses copines mannequins sont mieux payées qu’elle, que chaque nouvelle mannequin noire qui arrive est qualifiée de "nouvelle Naomi" suggérant que "Naomi c’est fini". Ce ne sont pas des choses qu’on a entendu sur Claudia Schiffer à la m^zme époque.

Peut-on parler d’une évolution concernant les mannequins noires dans la presse magazine en France ?

Sur les 380 numéros que j’ai pu collectionner en 10 ans, seules 11 femmes noires étaient en couverture. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, y compris dans les médias grand public.

Si on prend les éditos des années 2010, on voyait des femmes noires surtout au moment des numéros d’été pour du maquillage color-block mais moins sur les cheveux, le skin care, les bijoux… Ça a changé et c’est rassurant de voir que ce n’est pas pour de la visibilité pure et simple.

Le seul bémol c’est que s'il y a plus de femmes noires en couvertures, la plupart du temps, elles ne sont pas françaises.

Un magazine est plus politique qu’on ne le pense et cette question de la représentation ne disparaitra pas tant que la France n'aura pas mis des mots sur la présence des Noirs depuis des siècles. - Christelle Bakima Poundza

À quoi cela est-il dû ?

Il y a le fait que les agences de mannequins les plus puissantes ne soient pas françaises et on le ressent dans le booking et dans les stratégies.

Il y a même une mannequin, que je cite dans le livre, qui m’a dit : "La France n’est pas un pays qui créé des mannequins".

Il n’y a pas le même rapport à ce qu'est un mannequin en France et à ce qu'il est à l'étranger, aux États-Unis surtout.

Et puis il y a cette rengaine qu’on entend depuis des décennies : "les Noirs en couv’ ça ne vend pas"...

J’étais à un kiosque un jour et une dame disait : "Non, encore eux en couverture" en prenant son magazine.

Ce n’est pas parce que sur les réseaux on a envie de représentation que la personne qui paye son magazine à la fin en a envie également.

Et puis il y a aussi le fait que si on a mis deux personnes noires en couverture dans l’année et bien on ne va pas non plus en mettre trois.

Jamais on ne verra de magazine avec 12 couvertures où ce sont des femmes noires, même si elles sont toutes les 12 très différentes parce que dans l’imaginaire collectif, "la France ce n’est pas ça".

Un magazine est plus politique qu’on ne le pense et cette question de la représentation ne disparaitra pas tant que la France n'aura pas mis des mots sur la présence des Noirs depuis des siècles.

La mannequin Katoucha Niane au défilé Krizia automne-hiver 1987

Quels sont les mannequins noires à avoir les faveurs de la France ?

J’ai noté trois archétypes : Naomi Campbell, Grace Jones ou Alek Wek. La première, Naomi, c'est la version noire de Barbie. Une silhouette à la fois très rassurante, mais qui, en grandissant, devient de plus en plus sexy.

Grace Jones, c’est le côté performeuse, femme animale. Je note cependant que Grace Jones a énormément pris part à la construction de sa propre image et que même si on peut aujourd’hui interroger certains clichés, il ne faut pas oublier pour autant ce contexte.

Pour Alek Wek, on arrive à l’époque où il y a eu des basculements géopolitiques, que l’on parle de la chute de l’URSS où de pays souffrant de famines. Ce ne sont pas des mannequins qu'on a pris en se disant "Les femmes voudront être comme elles", mais plus l’idée de girl next door voire de féminité presque effacée.

C’est un peu l'histoire de "la petite fille aux allumettes" qui a commencé au début des années 2000 dans l'industrie. Le mythe de femmes qui, grâce à la mode, ont pu gagner argent, célébrité… dépasser leurs conditions de départ.

Il y a un booker dont j’ai malheureusement oublié le nom et qui disait de ne plus caster les filles qui n’ont pas les mensurations attendues par l’industrie pour éviter des traumatismes et des changements de vie qui n’ont pas été anticipés.

Et je pense que les booker devraient y réfléchir quand ils castent des mannequins étrangers, qu’elles soient noires ou non.

La question est : qui sont les détenteurs du pouvoir de production des imaginaires ?

La santé mentale apparaît aussi beaucoup en filigrane dans votre livre. Comment expliquez-vous que le bien-être des mannequins soit un sujet si débattu ces dernières années ?

Le pic d’Instagram c’est 2017 environ, et avant son arrivée on ne pouvait pas parler aux mannequins, ni comprendre leur vie.

Le réseau a changé cela car avant on se contentait de les observer sur Fashion TV et dans les magazines.

En parallèle des réseaux sociaux on a aussi eu le suicide de la mannequin Daul Kim en 2009, celui d’Alexander McQueen, les burn-out aussi… Ça a choqué les gens. Les réseaux sociaux ont permis aux mannequins d’aborder directement ces questions comme l'a fait Adwoa Aboah par exemple.

C’est à double tranchant parce qu’un mannequin qui prend la parole devient aussi plus bankable pour une agence. Ça donne un supplément d’âme.

Vous écrivez à un moment : "Les corps qui n’ont droit ni aux récits ni aux archives ce sont des corps dont les histoires disparaissent avec eux".

C’est une phrase qui est aussi liée à mon histoire personnelle. Ma mère écrit des livres et petite je trouvais bizarre car ce n’est pas son métier principal. Je les ai relu il y a peu et elle y parle de notre vie en Guinée, de l’expérience de l’expatriation, du retour en France… Je n’aurai jamais pu savoir ça si elle ne l’avait pas écrit.

Si on le relie aux mannequins noires dans la mode c’est la même chose. Comme je n’ai pas trouvé d’écrits, de vidéos, de photos de mannequins noires dans les années 20, est-ce que cela veut dire qu’elles n’ont pas existé ?

La question est : qui sont les détenteurs du pouvoir de production des imaginaires ?

Comment reprocher à un jeune designer de ne citer que les mêmes influences quand on voit qui a les moyens d’investir dans l’histoire autour de son patrimoine ?

Les récits et contre-récits sont aussi une histoire financière, de qui a l’argent pour dire ce qui a été fait, raconter sa propre histoire et réussir à se mettre en avant. Si tu n’as pas ça, c’est compliqué d’exister.

La mannequin Naomi Campbell a un défilé Perry Ellis

Y a-t-il des choses que vous avez redécouvertes en adaptant votre mémoire en livre ?

Le chapitre "Blacklisté" a été l’un des chapitres que j’ai pris le plus de plaisir à écrire notamment parce qu’il m’a permis de réécouter et relire les interviews de mannequins que j’avais interviewées pour le mémoire, et j’ai remarqué tous les moments de silence.

Je n'avais pas conscience à quel point le silence était lourd dans la profession du mannequinat, ces gorges nouées en évoquant un casting. Tu vois les images après et tu te dis "mais quelle dissonance cognitive faut-il être capable de faire pour promouvoir un moment qui s’est en réalité mal passé ?".

C'est un livre qui déterre beaucoup de silences et de non-dits. Ce n'est pas tant que j'aimerais dire aux gens "parlez !" parce que parler a un coût. Mais j’ai appris à lire entre les lignes et compris que certaines "victoires" étaient célébrées avec amertume.

Vous abordez aussi la place des identités queer. Pourquoi était-ce important ?

J'ai toujours pensé que des choses qu'on vivait personnellement avaient un impact sur la manière dont on se voyait et dont on voyait le monde.

La découverte de sa sexualité ou de son orientation parvient beaucoup à l’adolescence et le mannequinat commence très tôt.

Le livre Work! A Queer History of Modeling d'Elsepth H. Brown m’a beaucoup aidé en ce sens. À comprendre que dire à un mannequin "pose en ayant l’air sexy" sous-entendait se rendre désirable dans le regard d’un homme et être perçu comme une violence.

J’ai appris à lire entre les lignes et compris que certaines "victoires" étaient célébrées avec amertume. - Christelle Bakima Poundza

Que souhaitez-vous que les lecteur.ice.s du livre retiennent ?

Déjà reconnaitre l'existence des personnes dont je parle dans le livre et leur contribution à l’industrie de la mode en France.

J’espère aussi donner envie à certain.e.s d’explorer des sujets de réflexion sur lesquels ils ne se sentent pas toujours légitimes.