Depuis 1995, Loïc Prigent observe le monde du luxe et le décrypte avec un ton singulier. Toujours accompagné de sa casquette et de sa caméra, le journaliste est un habitué des premiers rangs de la Fashion Week.

Ses indiscrétions, son humour malicieux et son don de conteur lui ont permis d'inviter les téléspectateur-rice-s dans les coulisses des défilés bien avant l'émergence des réseaux sociaux. En plus d'être la voix off de la mode, il est aussi l'une de ses plumes les plus drôles. En témoignent ses deux premiers ouvrages, qui compilaient les phrases improbables qu'il pouvait entendre lors des défilés.

Après J'adore la mode, mais c'est tout ce que je déteste (2017), puis Passe-moi le champagne, j'ai un chat dans la gorge (2019), Loïc Prigent s'attaque à l'histoire du prêt-à-porter et de la haute couture avec Mille milliards de rubans, plongée plus que réussie dans le XIXe siècle, entre crinolines, fiacres et castors. Rencontre.

Marie Claire : Vous venez de réaliser un documentaire sur les 50 ans de la Fashion Week de Paris. Vous souvenez-vous de la première semaine de la mode à laquelle vous avez participée ?
Loïc Prigent : Je pense que c'était en 1995. Je vais à quelques défilés, parce qu'Anne Boulay, qui était alors journaliste mode à Libération, me file quelques invitations. Ensuite, la première vraie Fashion Week où j’assiste à plus de cinq défilés par jour, c’est en mars 1997.

Votre tout premier show, justement, lequel était-ce ?
Le premier premier premier premier ? Je ne sais pas exactement, parce qu’il y en avait deux programmés le même jour. Tellement chic, cette phrase…

Donc, je ne sais pas s’il s’agit d’un show Christian Dior période Gianfranco Ferré ou d’un show Rifat Özbek qui était alors un créateur méga à la mode. L’un s’est déroulé à l’Espace des Blancs Manteaux, l’autre au Carrousel du Louvre.

Et les deux ont sorti la grosse artillerie de la mode. Kate Moss, Linda Evangelista, toutes les tops du moment… Je me suis dit : "Oh waouh, ça existe, c’est là". C’était assez fou, comme instant, parce que j’avais l’impression de voir les séries de mode des magazines prendre vie sous mes yeux.

Quand vous êtes-vous assis au premier rang pour la première fois ?
Le premier front row, je ne sais pas pour quel défilé c’était. Mais je sais que c’est parce que je travaillais à Libération et que j’étais en charge des comptes-rendus. À l’époque, quand tu rédigeais les reviews de défilés pour un quotidien, tu avais un premier rang. C’était une espèce de loi immobilière. Certain-e-s acheteur-euse-s, certain-e-s rédacteur-rice-s en chef de magazines étaient aussi en front row. Aujourd’hui, c’est moins clair.

Qu’avez-vous ressenti ce jour-là ?
C’était assez drôle. Par la suite, j’ai vite été relégué au 33e rang, parce que dans ce milieu, tu n’es que ton média. Tu n’es pas quelqu’un que l’on aime bien ou que l’on n’aime pas, mais tu représentes un tirage ou un nombre d’abonné-e-s. 

Une anecdote sur l’époque ?
Je me souviens que nous étions assis-es à un défilé et qu’un enfant criait. Nous attendions que le show commence. Tout d'un coup, la mère du gamin l'a pris par le pied et l’a tenu la tête en bas. Tout le monde la regardait, curieux de savoir si ça allait faire taire l’enfant et.. Il a arrêté de pleurer.

Message de service : si vous avez 25 ans aujourd’hui, que votre mère vous a emmené au défilé Junya Watanabe de bon matin et vous a suspendu par le pied, j’aimerais bien savoir comment s'est passée la suite de votre vie. Si vous aimez la mode ou si vous la détestez.

Comment se sont déroulées vos premières interviews de designers ? 
La première fois que j'ai interviewé Karl Lagerfeld, il faisait très sombre et j’ai posé une question sur la taille du double C sur les boutons de ses vestes. Sa réponse m'a fait l'effet d'une claque : "Je n'ai pas besoin de mettre de logo pour que ça ressemble à un tailleur Chanel."

Lorsque je fais la rencontre d'Helmut Lang, il me fixe un rendez-vous dans un café. Il arrive en retard, donc je suis déjà assis. Il reste debout et me demande :"Quel est votre signe astrologique ?" Je lui réponds et il dit : "Ok", puis il s'assoit. Je pense que si j'avais donné le mauvais thème astral, il y avait des chances que le mec se casse.

Et Saint Laurent ?
L’interview d’Yves Saint Laurent, je l'ai faite à la volée. Il m'a répondu avec de longues hésitations, j’avais les genoux qui flageolaient. Il représentait la statue du commandeur, c’était vraiment impressionnant de parler à Saint Laurent.

On voyage, on dîne, on copine dans ce milieu. Qui est le premier ami que vous êtes fait dans la mode ? 
La première fois que j'ai peut-être été ami avec un créateur, c'était avec Jeremy Scott. Il avait ce côté outsider à Paris. Même si nous ne vivions pas du tout la même expérience, il y avait des trucs qui nous rapprochaient et qui nous ont fait vivre des moments assez amicaux.

Mais en réalité, je ne suis pas trop ami avec les gens de la mode, je me place plus en témoin régulier de leur travail que comme quelqu'un qui dîne ou part en vacances avec eux. Ce n'est pas un jugement, je les adore, mais je préfère conserver une relation de travail avec eux.

La mode, c'est parfois intense. Quel est le premier fashion drama auquel vous avez assisté ?
La caméra rend aimable, donc, les fashion dramas… Mais un jour, lorsque je filmais Karl Lagerfeld chez Chanel, j’avais posé un micro sur la première d’atelier, madame Martine. Pendant les essayages, Karl est très inspiré. Il aperçoit alors une belle crinoline en tweed qu’elle a confectionnée. Il dit : "C’est trop beau madame Martine. Attendez, tac, tac, tac. Attendez, attendez, tac, tac, tac. Attendez, attendez", et il ajoute trois crinolines. Sauf que la scène se déroule le samedi et que le défilé a lieu le mardi suivant.

Le micro est toujours sur madame Martine, tandis que moi, je reste filmer monsieur Karl. Comme la caméra continue de tourner, nous avons enregistré malgré nous madame Martine lorsqu'elle remonte l’escalier et s'exclame : "Ah non, ah non, Karl ça lui a plu, tout de suite, il m’en rajoute trois. Non merci, à J-4 la galère et tout."

C’était vraiment mignon, parce que c’était la vérité. À la caméra, elle n’aurait pas osé me le dire, que ce n’était pas bien. Mais nous avons utilisé la séquence au montage, parce que cela montrait de façon attendrissante le revers de ce coup d’inspiration du maître.

Vous écriviez pour Libération au début de votre carrière. Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez pris une caméra pour filmer un événement ?
C’est Alexandre Drubigny, qui était un producteur de Canal +, qui m’a mis une caméra dans les pattes pour la première fois. Il était 23 h 30 et il me dit : "Va filmer un sujet sur Cannes et reviens à minuit". C’était la veille du Festival et il fallait que je trouve quelque chose à raconter. J’ai tourné 20 minutes sur la Croisette et j’ai filmé les mecs qui accrochaient les affiches des films.

C’était marrant, parce qu’il y avait des plis sur ces posters, ce qui est devenu notre sujet : "Les seules rides à Cannes, ce sont les plis des affiches". J’ai dû coller ma voix off pour la première fois sur une vidéo. On dirait que je parle d’un cercueil tellement elle est mal posée. Elle est sépulcrale. Pendant le reste de la Quinzaine, j'étais en charge de réaliser des vidéos quotidiennes, mais je n’arrivais pas à filmer les gens, je leur coupais la tête à chaque fois. Vraiment le mec timide quoi. C'était une cata. Alors merci, Alexandre Drubigny, d’y avoir cru, parce que vraiment, même moi…

Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous avez découvert les backstages d’un défilé ?
J'ai pensé : "C'est incroyable". C'était chez Sonia Rykiel. Toutes ces femmes, tous ces personnages et où que tu regardes, c'est une photo, c'est un film. L’idée originale du Jour d’avant, la série de documentaires que j’ai réalisée pour Arte et qui filmait la veille d’un défilé, c’était ça, juste un plan séquence des backstages. Parce que je me suis dit : "Tout est beau, tout est dingue, tout est photogénique." 

Vous êtes connu pour relever les phrases absurdes que vous entendez lors des temps forts du secteur. Vous souvenez-vous de la première que vous avez notée ?
J'ai commencé lorsque j'écrivais mes premiers comptes-rendus pour Libération. C’était quelque chose que faisait un magazine hebdomadaire qui s’appelait 7 à Paris. Je crois que les journalistes allaient dans les queues des cinémas et aux comptoirs des cafés où iels notaient les fulgurances les plus drôles des gens qui s'y trouvaient. Je trouvais ça tellement marrant que j’ai repris l’idée.

La première phrase dont je me souviens qui était vraiment dingue, c’était pendant les défilés en 1997 : "J’ai pris tellement de vitamine C que quand j’urine, ça mousse". 

Vous en avez fait des livres et des posts sur Instagram. Est-ce que les gens ont peur de s’asseoir à côté de vous pendant la Fashion Week ?
Il y a une personne hyper mégalo qui m’a dit un jour : "Ah non ah non, j’ai trop peur de toi !", alors que les phrases sont anonymes… Mais voilà, elle pensait que même anonymement, on allait reconnaître son génie absolu.

Sinon, non, personne n’a trop peur. D’ailleurs, souvent je les note devant les gens et ça les fait rire, parce que la plupart du temps, ils ne se sont pas rendus compte qu’ils ont dit un truc très fun. Enfin si, il y en a qui s'en rendent très bien compte, mais il ne faut surtout pas le leur faire remarquer... Ce sont les gens odieux. En vérité, on les aime aussi, parce que dans la mode, être odieux, c’est un talent.

J’ai pris tellement de vitamine C que quand j’urine, ça mousse

Quand avez-vous compris pour la première fois que la mode pouvait être drôle ?
Dans les années 90, il y avait plein de défilés assez rigolos, des designers, comme Vivienne Westwood, dont la marque de fabrique était l'irrévérence. Et même des shows Jean Paul Gaultier qui débutaient par un spectacle de Sylvie Joly, une humoriste de l’époque. Ce n’était pas incongru que la mode soit marrante.

Et qu'elle avait une dimension sociale ?
Je suis arrivé à la mode parce que c’était le moment du grunge, qui était un mouvement musial et esthétique en opposition au bling des années 80. C’était le refus d’une sophistication, d’une artificialité, qui était aussi une forme de paupérisme, j’imagine.

La mode avait une valeur contestataire, elle disait non à un etablishment, à un académisme. Donc elle mode m’a paru dès le début subversive. C’est sans doute naïf, mais je suis arrivé dans ce secteur avec une forme d'idéalisme. C'était un champ d'action esthétique qui disait merde à ce qu'il y avait eu avant, aux vieux, aux riches, aux banquiers. Par la suite, j'ai découvert les autres facettes de l'industrie.

Vous le voyez encore ce côté subversif ? 
Oui, dans la façon dont les jeunes créatrices et créateurs remettent en question les systèmes de production, la structure du milieu. J'assiste souvent à des défilés qui disent des choses sur le monde de façon vraiment frontale. Je me rappelle un show Courrèges au cours duquel, tout d’un coup, il y a un sablier devant nous, une colonne de sable qui tombe dans un trou et les mannequins qui tournent autour. J’en suis encore choqué.

Il y avait un truc sur le temps qui passe, c’était pire que trois chansons de Jacques Brel jouées sur un orgue dans une église. Donc, je pense que l’on peut encore être bouleversé par la mode. Par des moments de mode. Et que la mode peut aussi bouleverser le monde.

Vous êtes assez présent sur les réseaux sociaux. Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez ouvert Instagram ?
Au début, je n'ai pas trop considéré l'application comme un outil de mode, plutôt comme un outil de communication avec ses ami-e-s et ses proches, comme un média de l’intime. Donc je ne voyais pas les marques de luxe s’y installer et y prospérer.

Je me rappelle que lorsque Instagram a décidé d'ouvrir la publicité au luxe, les équipes du réseau social ont enchaîné les rendez-vous dans tout Paris en déclarant aux griffes : "Vous ne pouvez pas mettre de logo, ce n’est pas la marque de fabrique d’Instagram". Ça a bien changé, parce qu’aujourd’hui, Instragram ressemble quand même beaucoup à l’avenue Montaigne.

Personnellement, je n’avais pas forcément envisagé le potentiel mode du concept. Mais je ne suis pas le mec le plus visionnaire du monde (rires).

Vous avez magré tout été l’un des premiers à accorder de l’intérêt aux créateur-rice-s de contenus et à leur donner de l’espace pour s’exprimer. Qu’est-ce qui vous a fait comprendre leur pertinence ?
Quand j’ai ouvert ma chaîne YouTube, la plateforme m’a donné plein d’indices pour que les gens s’abonnent [ils sont aujourd’hui plus de 660 000 à suivre le journaliste sur ce canal, ndlr]. On m’a aussi suggéré de faire des collaborations avec des YouTubeur-euse-s existant-e-s et installé-e-s, ce que j’ai pris très au sérieux.

J’ai effectué une veille pour trouver des personnes avec qui je pouvais ressentir une affinité. Et c’est vrai que lorsque j’ai découvert Lena, j’ai regardé plein de vidéos d’elle.

Celle qui m’a fait vraiment rire s’appelait : "Je ne porte que de la haute couture pendant une semaine". Elle était habillée d'une robe impossible pourvue d'une espèce de crinoline géante jaune avec du tulle dans tous les sens et elle se rendait en trottinette chez le dentiste dans cette tenue. J’ai pensé : "Ah ouais, toi je t’aime, je veux travailler avec toi". C’est Bilal Hassani qui a organisé notre blind date. Nous nous sommes rencontré-e-s et nous sommes hyper bien entendu-e-s immédiatement.

Au début, j’étais très étonné que la mode n’ait pas spécialement envie de lui ouvrir les portes. Il a vraiment fallu y mettre le pied, mais il n'a fallu le faire qu’une fois, parce que la porte s’est ensuite ouvert en très grand, naturellement. Elle a du talent, Lena...

Quand avez-vous eu l'idée d'écrire Mille milliards de rubans pour la première fois ?
Au quotidien, je suis dans une roue de hamster à couvrir les défilés et les Fashion Weeks. Alors j'ai eu envie de regarder en arrière et de m’intéresser à un cycle un peu plus long. C’est arrivé de façon logique à une période au cours de laquelle je désirais connaître un peu plus l’histoire de l’art, les mouvements esthétiques. Je voulais pouvoir observer un bâtiment et réussir à le dépeindre avec les mots adéquats. Mille milliards de rubans correspond à ça : une envie de mieux définir les choses.  

Vous savez quelles sont les premières pages que vous avez écrites ?
Celles sur la crinoline. C’était ce qui m’intéressait au tout début : lorsque la princesse de Metternich porte la première crinoline de Charles Worth devant l’impératrice Eugénie. J’ai passé beaucoup de temps sur ce passage, sur lequel je suis revenu sûrement dix fois. C’était le plus drôle à rédiger.

Quelle est l’anecdote qui vous le plus fasciné ?
Sans doute qu'apparemment, à Paris, pendant plusieurs années, les chevaux devaient être particulièrement calmes. Il fallait que le fiacre soit complètement à l’arrêt pour que les femmes puissent monter et descendre du véhicule tranquillement lorsqu'elles étaient habillées de ces espèces d'amas géants de tissus. Parce qu'avec une crinoline, si le cheval bouge ne serait-ce qu'un tout petit peu, c’est tout de suite un accident improbable, des froissements et beaucoup d’inconvénients. C’est mon anecdote préférée, je crois. J’aime bien les conséquences indirectes de la mode.

Et celle que tous les créateur-rice-s de mode devraient connaître ?
En 1492, il n’y a plus de castors en Europe. Alors lorsque Christophe Colomb arrive en Amérique, un canal commercial est tout de suite créé pour récupérer les castors du Canada. Calmez-vous, les gars, trouvez d’autres idées, ne faites pas tout le temps la même chose. Il ne faut pas tuer les castors !

Puisque c’est une interview sur vos premières fois, c'est à vous que revient le dernier mot…
Ah c’est vrai, j’ai le dernier mot ? Ce serait quoi ? Abonnez-vous. Abonnez-vous à la chaîne, c’est important ! Non, je ne sais pas. Qu’est-ce que ce serait, le dernier mot…

Qu’il faut s’amuser avec la mode. Amusez-vous avec la mode. On peut vraiment s'amuser avec la mode. Il y a plein de moyens de s'amuser avec la mode. Et s'amuser avec la mode, ce n'est pas forcément s'habiller comme l'as de pique, même si c'est très bien de s'habiller comme l'as de pique. Mais la mode est vraiment un champ d'action qui est à notre service, à votre service, pour améliorer la vie. C'est faux de penser qu'il faut 20 000 euros pour être bien habillé-e. Alors voilà, amusez-vous avec la mode.