Quel est le lien entre l'amure dite "de Henri II" et la robe en résine galvanisée luisante comme du métal de la collection Balenciaga haute couture automne-hiver 2023-2024 ? Entre la tunique trapèze ornée de perles de verre représentant un bouledogue du défilé automne-hiver 2024-2025 de Loewe et un mignon chien en porcelaine de Meissen du XVIIIe siècle ? Entre un sac en cuir doré renforcé de frises rococos griffé maison Schiaparelli et les détails d’orfèvrerie d’une commode portative Louis XV ? Toutes ces pièces font partie de "Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode"*, magistrale exposition proposée par le grand musée parisien jusqu’au 21 juillet 2025, et dont Marie Claire est partenaire.

L'idée ? Tisser un dialogue inédit entre les chefs-d’œuvre de son département d’objets d’art – un trésor balayant la période du haut Moyen Âge au Second Empire – et la mode des années 60 à nos jours.

Armure décorée de l’histoire de Pompée, dite «d’Henri II», v. 1560

"Beaucoup de créateurs cultivent un rapport intime à l’histoire de l’art et à celle des arts décoratifs", explique Olivier Gabet, conservateur général du patrimoine et directeur du département des objets d’art du musée du Louvre, à l’origine du projet. "Les passerelles sont donc très nombreuses, qu’il s’agisse de la question des matériaux et des savoir-faire, des inspirations esthétiques ou de la constitution d’une collection." L’ancien directeur du musée des Arts décoratifs (MAD), à qui l’on doit l’exposition à succès "Christian Dior, couturier du rêve" en 2017, voulait donc jeter de nouveaux ponts entre ces univers qui n’en finissent pas de se rapprocher.

Longtemps négligée, voire méprisée par les musées, la mode joue aujourd’hui les têtes d’affiche des événements culturels.

En 2025, la mode gagne les musées

L’année 2025 s’annonce une cuvée particulièrement remarquable : outre l’exposition très attendue dédiée en juin prochain à Rick Owens au Palais Galliera, 2025 a démarré en fanfare au Grand Palais avec l’exhibition des créations de haute couture de Dolce & Gabbana. Le Louvre, "musée des musées", n’est pas le seul à s’ouvrir pour la première fois aux créateurs : le Quai Branly aussi explore la richesse de son patrimoine textile avec "Au fil de l’or, l’art de se vêtir de l’Orient au Soleil-Levant".

"Ce phénomène est l’aboutissement d’une prise de conscience, à savoir que la mode est un élément de la culture, un reflet de son époque", analyse Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po et directeur des marques émergentes à la Fédération de la haute couture de la mode. "Sa reconnaissance ne s'est pas faite en un jour. Considérée comme un domaine secondaire dans la création, objet de méfiance du fait de ses liens avec les groupes de luxe, la mode n’avait pas bonne presse dans le monde de l’art. Il faudra attendre la rétrospective "Yves Saint Laurent", orchestrée en 1983 par le MET à New York (la première dédiée à un couturier vivant), pour que le regard commence à changer sur le vêtement. Et donne l’idée à Paris de créer, trois ans plus tard, son propre musée des Arts de la mode au sein du MAD.

Depuis, ce genre d'événement n’en finit pas d’attirer les foules. Ainsi, au MET toujours, "Heavenly Bodies : Fashion and the Catholic Imagination" (2018), qui mettait en scène les relations entre chiffon et religion catholique, détient le record historique de fréquentation (1,6 million de visiteur-euse-s), loin devant Picasso ou même Toutankhamon…

"Les expositions de mode mettent en valeur un patrimoine qui parle immédiatement aux gens, car il fait partie de leur imaginaire et de leur quotidien, cela explique sans doute ce succès", poursuit Serge Carreira.

Au Louvre, nous avions envie de confronter la mode à une histoire un peu plus vaste que les ego de créateurs et les problématiques de marques

À côté des musées spécialisés, les maisons se sont également lancées dans la conservation et la mise en scène de leurs archives, imaginant, dans le sillage de la Fondation Saint Laurent, du Gucci Garden à Florence ou encore de la Galerie Dior inaugurée à Paris en 2022, de nouveaux espaces ouverts au public.

Deux pans du milieu artistique interconnectés

Véritables moyens de communication, les expositions monographiques à la gloire des marques tournent aussi dans le monde : "Gabrielle Chanel. Manifeste de mode" a ainsi voyagé en 2023-2024 du Palais Galliera au Victoria and Albert Museum de Londres, jusqu’au Power Station of Art de Shanghai. "Ces événements contribuent à l’histoire et au storytelling des maisons en montrant leurs racines et leur identité. Cela permet aussi d’établir des relations émotionnelles avec le public", poursuit Serge Carreira.

Aujourd’hui, la mode est devenue par ailleurs la coqueluche des musées généralistes, certains allant même jusqu’à solliciter les créateur-ices en tant que commissaires d’expositions. En 2023, la Britannique Grace Wales Bonner, reconnue pour son travail sur l’identité masculine issue de la diaspora africaine, avait ainsi été invitée à sélectionner une cinquantaine d’œuvres dans les collections du MoMA à New York. Ces collaborations sont aussi une manière pour les musées de conquérir un nouveau public, souvent plus jeune, et de s’ouvrir sur la création contemporaine en décloisonnant les champs d’expression artistique.

Ainsi de "La traversée des apparences. Quand la mode s’invite au musée", un parcours imaginé par la journaliste Laurence Benaïm pour le Centre Pompidou, qui met en correspondance des silhouettes de mode de Martin Margiela, Jean Paul Gaultier, Kevin Germanier avec des œuvres des peintres De Chirico, Wilhelm Freddie, Ulrike Ottinger... Et de "Louvre Couture". "Les musées proposent aux photographes, chorégraphes et cinéastes de s’exprimer sur leur rapport aux œuvres, explique Olivier Gabet. Il semblait naturel de faire de même avec la mode, qui est un domaine de création très actif et le reflet d’une époque."

Olivier Gabet, conservateur général du patrimoine, directeur du département des objets d’art du Louvre et fin connaisseur de la mode.

Surtout quand on sait que les designers n'ont jamais cessé de se nourrir d'art. Certains couturiers, comme Jacques Doucet, Yves Saint Laurent ou Hubert de Givenchy, ont été des collectionneurs éclairés.

Ces références conscientes ou inconscientes se retrouvent également dans les vêtements. À l'instar d'une veste imaginée par Karl Lagerfeld pour Chanel en 2019, dont la broderie de Lesage reprend le motif d’une commode de Mathieu Criaerd, ébéniste star du XVIIIe siècle, illustre ces rapprochements tantôt érudits, tantôt poétiques.

"J’appréhende le musée comme une ressource vivante, où l’on peut puiser une énergie créative nouvelle en réinterprétant le passé", explique la styliste française Marine Serre. Celle-ci aime emprunter au Moyen Âge son iconographie symboliste et ses coupes, comme le montre un manteau inspiré de la tapisserie La Dame à la licorne, réalisé à partir de toile et de tapis upcyclés. À chacun sa période de prédilection : les arts décoratifs de la Renaissance italienne pour Maria Grazia Chiuri chez Dior, l’architecture gothique pour Iris van Herpen, la céramique de Bernard Palissy pour Alexander McQueen, le XVIIIe siècle pour John Galliano, Nicolas Ghesquière, Christian Louboutin...

Si cette sensibilité à l'histoire de l'art transcende les âges, elle s’exprime différemment selon les époques. "Aujourd’hui, une génération de créateurs très cultivés comme Matthieu Blazy, Pieter Mulier ou Jonathan Anderson vivent ce rapport à l’art de façon moins littérale que leurs aîné-e-s", poursuit Olivier Gabet. "Sans doute parce que le prisme contemporain est plus fort et parce que leur intérêt se porte aussi bien sur la photographie, l’architecture ou la céramique des années 50, sans hiérarchie." 

Beaucoup partent ainsi d’une culture visuelle artistique très solide et s’en libèrent pour ne garder que certains éléments qu'iels twistent avec d’autres influences.

"Le rôle d’un créatif repose sur l’observation et le regard", confirme dans le catalogue** de l’exposition Matthieu Blazy, nouveau directeur artistique de Chanel. "Dans l'art comme dans la mode, se joue ce lien profond, cette synthèse entre la matière et l’idée – quelque chose qui passe de l’esprit à une forme tangible, à travers le travail de la main, ou de la machine, de l’outil." Ses sources d’inspiration vont des plafonds d’églises de la Renaissance aux monolithes anciens, en passant par les natures mortes hollandaises... Un échange fructueux qui ouvre, selon lui, de nouvelles formes d’expression pour la mode.

"Au Louvre, nous avions envie de confronter la mode à une histoire un peu plus vaste que les egos de créateurs et les problématiques de marques", poursuit Olivier Gabet. Car pour lui, même si le mécénat, venu notamment du luxe, est vital pour les musées, ces derniers demeurent des lieux de liberté pour le grand public. Des institutions, aussi, de plus en plus connectées à la ville.

Ainsi, en juillet prochain, le musée des Arts décoratifs voisin organisera, en marge de la semaine de la haute couture, un bal de la mode, dont la direction artistique a été confiée à la réalisatrice Sofia Coppola.

En 2025, c’est certain, la mode sera en haut de l’affiche.

*Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode, jusqu’au 21 juillet, en partenariat avec Marie Claire.

** Éditions de La Martinière.