"Donner ses fleurs à quelqu'un". Peut-être avez-vous déjà entendu cette expression que l'on emploie couramment. Elle dit l'importance de rendre justice au mérite d'une personne que l'on aurait manqué d'honorer comme il se doit.

Dans les milieux de la musique et de la mode en France, c'est à une certaine Mariama Barry qu'il est grand temps de témoigner reconnaissance et respect.

Si son nom est rarement mentionné dans les médias et son visage inconnu du grand public, l'ancienne attachée de presse de 35 ans a pourtant eu un impact considérable dans le rap.

Responsable de la gestion image exclusive de S.Pri Noir dès 2018 et aujourd'hui consultante image au sein de sa propre agence, c'est elle qui est parvenue à réconcilier l'industrie du luxe au rap français.

Mariama Barry, lumière sur une figure de l'ombre

Fille d'un photograveur de presse travaillant pour le groupe Mondadori, elle a passé son enfance le nez plongé dans les magazines. 

"J'ai été biberonné au Star Club, je recevais aussi le Vogue, le ELLE...", se souvient Mariama Barry. "Lorsque nous avons eu la chance d’avoir le câble, je regardais FashionTV en boucle, car les défilés étaient ma manière d'accéder à la mode à l'époque"

À l'adolescence, le métier d'acheteuse de Rachel Green dans Friends sème des graines dans son esprit et confirme qu'elle veut faire de la mode son terrain de jeu.

Et c'est un stage au poste d'attachée de presse dans le bureau DM Media en 2011 qui lui offre son billet direct pour cette industrie.

À l'époque la directrice du bureau de presse parisien, Dovie Mamikunian, la prend sous son aile et lui donne les clés pour la suite de sa carrière : savoir assurer l'intermédiaire entre les marques de mode et les titres de presse, connaître les temps forts dans le calendrier annuel d'une marque, préparer une Fashion Week et bien plus encore.

Elle ajoute ensuite à son curriculum des noms de griffes incontournables. À commencer par Tommy Hilfiger, chez qui elle apprend à élaborer des concepts pour des profils d'influenceur-euse-s dont l'Italienne Chiara Ferragni et la Française Betty Autier.

La jeune femme se retrouve ainsi aux premières loges de l'essor de la relation entreles marques de mode haut de gamme et celleux qui ne sont pas encore appelé-e-s des "influenceur-euse-s".

À cette époque, l'industrie comprend que, loin d'être une passade, les blogueur-euse-s sont des figures incontournables sur lesquelles il faut qu'elle sache compter pour rester pertinente.

Après une expérience chez Levi's France de 2013 à 2016, la "RP" se laisse tenter part des vacances en Australie au cours desquelles elle découvre la Fashion Week de Melbourne.

À son retour en France, plusieurs mois plus tard, certain-e-s des influenceurs avec lesquel-le-s elle travaillait avant son départ en Océane sont devenu-e-s des incontournables et font appel à elle pour réussir à naviguer dans le milieu.

Elle devient ainsi agent image en freelance pour Alexandra Guerain et le duo français @Jaimetoutcheztoi. Le temps qu'il lui reste ?  Elle le met au profit de marques de mode auxquelles elle prodigue des conseils en stratégies.

Rapidement, ses compétences et son carnet d'adresses très dense la mènent vers un nouveau challenge de taille.

Rencontre avec le rappeur S.Pri Noir

Certaines rencontres sont un point de bascule dans une carrière. C'est le cas de celle entre Mariama Barry et S.Pri Noir

Leurs chemins se croisent en 2018. À cette période, le rappeur du XXe arrondissement remarque les vêtements de la marque Dickies que son ami Jean N'djoli porte.

Ces habits ? C'est Mariama Barry qui les a envoyés au créateur de contenu en sa qualité de consultante pour la griffe experte dans l'esthétique workwear.

Le rappeur, déjà bien identifié dans la scène rap parisienne, veut absolument la rencontrer, lui qui jusqu'alors ne trouvait des pièces Dickies que lors de ses voyages aux États-Unis.

"Le jour J, il arrive avec 3 h de retard, comme pour confirmer le cliché sur les artistes rap, mais il s'avère qu'on matche sur le plan personnel. On a le même âge, on connaît les mêmes gens, on a la même façon de penser. On s'est même étonnés de ne s'être jamais rencontré avant", relate Mariama Barry.

Je me suis demandé si travailler avec lui me ferait risquer ma carrière

Deux rencontres plus tard, l'interprète de Bonsoir Paris (Mama No Cry) propose à la consultante en image de travailler à ses côtés. Une demande qu'elle avoue ne pas avoir accepté sans crainte.

"Je suis un pur bébé de la mode et dans cette industrie, les rappeurs français, on ne les aime pas", explique Mariama Barry. "Je me suis demandé si travailler avec lui me ferait risquer ma carrière... Mais j’ai accepté parce que j'aime les challenges"

Ancien joueur de football américain d'1,95 m, celui qui a alors un contrat d'ambassadeur Adidas a sorti un premier album acclamé en avril 2018 et est sur une pente ascendante.

L'experte en stratégie de marques saisit l'opportunité au vol et, munie de son expérience et de son réseau, le rend désirable auprès de marques qui, jusqu'alors, boudait le rap français. 

Septembre 2018, elle l'emmène à l'événement qui célèbre la collaboration Ikea x Virgil Abloh. "Je voulais le tester", assume Mariama Barry.

"J'arrive avec lui à la soirée et je me rends compte qu’il connaît tout le monde. Le midi même, j'avais déjeuné avec une responsable de la maison Kenzo. Je lui confie que j’ai rencontré "S.Pri" et elle me raconte qu’elle l'adore, que cela tombe bien, car Kenzo voudrait shooter la collection hiver et est à la recherche d'un talent pour faire des photos assorties d'une amplification média."

S'ensuit une campagne Beats by Dre, une première Fashion Week de Paris et son premier défilé Balmain

Il n'en faut pas plus pour que "S.Pri" voie sa crédibilité mode atteindre des sommets, lui qui a toujours été perçu comme un homme distingué. S'il prend la lumière, son agent image qui lui prodigue des conseils et l'aiguille, entre autres, dans ses choix de tenues pour ses clips, demeure dans l'ombre.

Elle passe au premier plan dans une rare interview pour Trace Urban, en 2022, au cours de laquelle elle explique la "synergie" qui existe entre elleux et le souci du détail de celui qui désire arborer "les pièces que tout le monde ne porte pas".

Dès 2019, apercevoir S.Pri Noir à la Fashion Week de Paris ou de Milan, événements sélects qui ne laissaient pas encore de place aux rappeurs français, est devenu habituel.

En novembre 2019, le client et binôme de Mariama Barry devient égérie de la collection Hugo Boss x PSG, une campagne qui lui tient particulièrement à cœur en tant que supporter du club de football de la capitale.

"Je ne savais même pas qu'il était possible de travailler avec le PSG", avoue l'experte en stratégie d'image. "Finalement, nous avons achevé d'élaborer un storytelling : avant, il grimpait les barrières du stade pour voir les matchs et dorénavant, il est dans le Parc des Princes aux côtés du joueur Mauro Icardi pour une campagne Boss, le sponsor du PSG à cette même période."

S.Pri Noir devient l'icône de style en vue du rap français, acclamé à la fois pour son style personnel et son CV mode qui se confirme en 2019 avec une campagne digitale pour Cartier Eyewear dévoilée en décembre.

"Là, on passe un step dans notre histoire, car à ce jour, il reste le seul rappeur à avoir signé une campagne avec Cartier qui soit rémunérée", précise celle qui a orchestré les rendez-vous avec l'équipe du joaillier français, totem international de la culture hip-hop.

Dans une certaine mesure, la campagne donne l'impression que l'amour que cette contre-culture voue à la marque de luxe est enfin réciproque.

De quoi attirer vers Mariama Barry de nouveaux noms du hip-hop qui entendent bien profiter de ses compétences.

Le chaînon manquant entre le luxe et le hip-hop français 

Dans leurs paroles, leurs clips, leur style vestimentaire, rappeuses et rappeurs exhibent leur amour de la sape et des griffes sur lesquels ils fantasment. Mais, si les Américain-e-s ont su séduire les grandes marques, le chemin a été plus laborieux pour leurs homologues français-es. 

L'un des exemples les plus parlants reste celui de Lacoste. La griffe au crocodile était adorée par les membres du groupe Ärsenik dans les années 90. Mais il aura fallu attendre 2023 pour que le duo d'artistes décroche le rôle d'ambassadeurs.

Raison pour laquelle nombreuses ont été les stars du rap à lancer leur propre marque de vêtements, à l'image de Com8 fondée par JoeyStarr en 1998 ou d'Unküt créée par Booba en 2004.

Rares seront d'ailleurs les artistes de la scène rap française à collaborer avec l'industrie du luxe. L'un des visuels les plus marquants reste la pochette de l'album Black Mama (1999) de la rappeuse Lady Laistee, sur laquelle elle porte une robe de la collection Les Insectes de Thierry Mugler

Bien qu'elle assure ne rien avoir inventé, Mariama Barry est donc une pionnière. Mais son succès repose aussi sur un contexte avantageux où les questions de diversité et d'inclusion sont sur toutes les lèvres.

En mars 2018, la nomination de Virgil Abloh en tant que directeur artistique de Louis Vuitton homme aide aussi à changer la donne. 

Premier directeur artistique noir de la maison, il a injecté tout son bagage culturel influencé par la scène hip-hop dans ses collections.

Et si certaines stars du rap avant lui ont eu accès à ces relations, de Pharrell Williams à Kanye West en passant par Lil Kim et Foxy Brown, Virgil Abloh a fait prendre conscience aux maisons de luxe européennes que les rappeur-euse-s étaient désirables.

"Du quartier à Cartier, il n'y a qu'un C qui nous sépare", écrivait S.Pri Noir en légende de son post annonçant sa collaboration avec le joaillier.

Une publication "likée" et applaudie par tout le milieu du rap — journalistes, producteur-rice-s, musicien-ne-s — tant cette campagne représentait une victoire collective pour ces artistes "urbains" qui ont longtemps été méprisés par le milieu très élitiste de la mode.

Du quartier à Cartier, il n'y a qu'un C qui nous sépare

Pour Mariama Barry, il est question de faire entrer ses clients artistes dans l'histoire du luxe de manière permanente.

"Ce qui fait ma force aujourd'hui, dans mon rôle d'agent image, c'est que j’ai été à l’intérieur. J’ai travaillé pour les marques, par conséquent, je sais comment leur parler, à quel moment de l’année il faut penser à des activations, comment récupérer du budget, leur donner envie de travailler avec les artistes et les talents" explique Mariama Barry.

Un héritage considérable dans la mode

Depuis 2020, Mariama Barry est à la tête de sa propre agence de consulting en business image : Bureau Noir. Elle voulait un nom facile à prononcer par tous, une idée qui traduit son envie de s'exporter en dehors des frontières hexagonales.

"L'agence est divisée en plusieurs pôles. En plus de la gestion image des artistes que nous représentons, nous collaborons aussi sur des projets uniques d'autres types de talents que nous accompagnons, comme le photographe Fifou qui est une référence dans le rap français", précise la fondatrice de Bureau Noir.

Elle complète : "Nous faisons également du consulting pour les marques que nous guidons tout au long de l’année, pour les castings, des propositions stratégiques, des activations ou des campagnes en prenant soin de choisir l'artiste rap adéquat pour chaque projet."

Récemment, l'agent image a initié l'amitié grandissante entre la chanteuse Ronisia et la griffe Jean Paul Gaultier ainsi que la relation entre Gazo et la maison Celine.

Son portefeuille de clients comprend également les rappeurs Tiakola, Alonzo, et Alpha Wann. Elle a ainsi participé au stylisme des clips Tout Va Bien d'Alonzo et Cartier de Gazo et Tiakola dans le cadre de leur album commun.

Pour chacun d'eux, elle met en place une "stratégie sur-mesure".

Des campagnes de publicité aux éditos de magazine, elle participe à la création d'images iconiques pour la culture hip-hop française comme cette couverture du magazine Antidote avec les deux têtes d'affiches de la scène rap actuelle que sont Gazo et Tiakola, parue en décembre 2023.

"Pour cette cover, avec Bureau Noir nous avons eu la chance de travailler avec l'agence de relations presse MPC qui est actrice de l'augmentation de la désirabilité des rappeur-euse-s auprès de médias institutionnels comme Le Monde, Le Parisien, etc. ", développe Mariama Barry.

L'agence gère la presse des rappeurs et Bureau Noir intervient sur la partie mode : "Nous plaçons la marque, elle gagne en visibilité et en arrivant sur le tournage de la séance photo, j’explique aux artistes pourquoi tel ou tel look est important", complète Mariama Barry.

Son book a inspiré les stylistes des rappeur-euse-s de la nouvelle génération qui marchent dans ses pas et frappent dorénavant à la porte des maisons de luxe pour y assurer une place de choix à leurs client-e-s.

La responsable image observe qu'il "existe une jeune génération de stylistes hybrides, à la fois directeurs artistiques et spécialistes de l’image, qui font plus qu'habiller les artistes" et cite Phiné, styliste de Dadju, mais aussi Youth Soumahoro ou encore Basma alias "Bass the Plug", à qui l'on doit l'apparition de Koba La D sur le podium du défilé Casablanca printemps-été 2023.

"Que ce soit Sofiane pour Hamza (rappeur belge, ndlr), Axelle Gomila pour SCH ou bien Clélia Cazals et Dada : tous-tes ont compris qu'avoir les mêmes codes que les artistes pour les habiller, c’est facile, mais que mettre en avant la culture est d'autant plus important. J’espère qu'il y aura d'autres agents que moi dans le futur."

J’espère qu'il y aura d'autres agents que moi dans le futur

La consultante image a son avis sur l'absence de propositions faites par l'industrie du luxe envers les rappeur-euse-s français : "C'est comme le problème de la diversité dans les entreprises. Si ce n’est pas initié par nous, pour nous, personne ne le fait."

On se doute que par le passé, d'autres créatif-ive-s ont pu avoir les mêmes ambitions qu'elle avec, malheureusement, moins de succès ou de résonance.

Aujourd'hui, elle s'est donné la mission de "guérir la fracture entre le luxe et le rap".

Le renouveau du "pour nous, par nous"

Pendant longtemps, Mariama Barry a œuvré dans l'ombre sans tiquer lorsque son nom n'était pas crédité dans les conversations autour de la nouvelle relation luxe-rappeur-euse-s français-es.

Celle qui gère Bureau Noir se fait très discrète sur les réseaux sociaux et ne dispose pas d'un portfolio public regroupant tous ses succès.

Qu'elle accepte de répondre à nos questions après tant d'années à voir son parcours passé sous silence est bien la preuve d'une soudaine prise de conscience vis-à-vis de son statut dans l'industrie.

Une question de "représentation" capitale pour elle en tant que femme noire exerçant dans le cercle fermé de la mode parisienne et au sein d'une industrie du rap trop souvent victime d'idées préconçues.

"Souvent, on me dit : "Tu es une femme, comment est-ce que tu fais pour travailler avec des rappeur-euse-s et pour qu’iels te respectent ?" Ma réponse est que la communication est simple, car nous nous comprenons", explique Mariama Barry.

"C'est d'ailleurs hyper important pour moi de bosser avec ce genre de talents, parce que je sais parler aux marques et je sais leur parler à eux, donc je suis le meilleur intermédiaire."

L'agent image est une des rares femmes noires à avoir fondé sa propre entreprise de consulting dans la mode à Paris.

Lorsque l'on s'attarde sur le sujet de la représentativité dans les sphères de la musique et du luxe, Mariama Barry énumère des figures de proue qui l'inspirent et ont ouvert la voie selon elle.

Elle mentionne Pauline Duarte, directrice du label Epic France et première femme à la tête d'un label rap en France, Narjes Bahhar qui est curatrice musicale rap chez Deezer France, Neefa, journaliste chez CaminoTV et Ossi Kuyo, à la tête d'Oteyo Group, qui accompagne les artistes à sublimer leurs sorties d'album via leur release party.

"Ce qui me fait plaisir lorsqu'on me reconnaît ? Qu'on me remercie d’avoir mené à bien cette ambition, qui est de permettre aux rappeur-euse-s d'être respecté-e-s à leur juste valeu", avoue l'entrepreneuse, le sourire aux lèvres.

Elle ajoute : "Aujourd'hui, iels ont des contrats, iels sont payé-e-s, tout est fait dans les règles de l’art comme les marques le feraient pour des acteur-ice-s et des personnalités musicales de la pop ou de la variété française".

Faites comme les rappeur-euse-s, retenez bien son nom.