Dans cette profession fantasmée mais féroce qu'est la mode, la création se fait parfois en famille.
On ne manque pas d'exemples de success story de fratries ou de générations entières qui se consacrent à la mode. Ainsi, on peut noter que les frères Laurent et Élicha ont donné naissance à The Kooples, les soeurs Milgrom et Chetrite sont à l'origine de Sandro, et les familles Prada, Fendi, autant que le clan Versace ont bâti de sérieux empires.
Souvent, l'histoire débute avec un audacieux qui va inspirer son engeance ou sa fratrie à marcher dans ses pas.
Se lancer dans la mode en famille, une évidence
Justine Flachaire est directrice artistique du label swimwear Banana Moon. "Je suis comme née avec la marque puisque mon père a créé Banana Moon, accompagné de ma mère et d’un associé, en 1984 et j'ai vu le jour en 1985."
Elle découvre dès son plus jeune âge les ateliers de confection et rencontre les membres de l'équipe créative dont les stylistes et le modélistes.
Son regard sur la marque est même crucial puisque la fille de Daniel Flachaire a toujours été encouragée à donner des impulsions pour les collections. Malgré cela, Justien Flachaire a d'abord suivi une formation en droit et a officié en tant qu'avocate aux États-Unis avant de revenir en France pour rejoindre la griffe familiale.
Se lancer dans la mode semble naturel lorsqu'on est plongé.e dans le bain dès la naissance. Olivia Seitz connaît elle aussi ce sentiment puisqu'elle a grandi dans une famille spécialisée dans le négoce de perles de culture depuis trois générations.
Son quotidien gravitait autour de Maison Porchet. Sa mère l'embarquait dans tous ses déplacements professionnels de Hong-Kong à Bâle jusqu'à Las Vegas. Pour autant, une fois adulte, Olivia Seitz n'a pas fait le choix d'intégrer les rangs du leader du commerce de perle de culture en France.
"J'ai fait un doctorat en pharmacie. Finalement, à l'aube de mes 30 ans, j'ai lancé ma marque D1928 en parallèle de l'activité de Maison Porchet, en m'appuyant toutefois sur le savoir-faire de la famille et sur leur stock", explique la créatrice de bijoux.
D1928 : "D" comme Denise, le nom de sa grand-mère, née en 1928, qu'elle emploie désormais en plus de sa mère.
Charmi est une marque de vêtements en tricot en vue dont le lancement remonte seulement à décembre 2022. Elle est la création de Tom Aymerich et de Perrine Delfortrie, un duo mère-fils qui au départ n'avait pas vocation à devenir créateurs de mode. "Charmi, c'est un projet qui est devenu une entreprise", appuie celui qui est diplômé de l'école de commerce EM Lyon.
Sa mère, journaliste de profession encore en activité, est passionnée de tricot : "Je ne suis pas née avec une aiguille dans les mains mais presque. L'hiver dernier, Tom me pose une problématique : "j’ai froid sous mon casque de moto, est-ce que tu peux me faire une cagoule." J'accepte et [la cagoule] plaît autour de lui."
"Charmi, c'est un projet qui est devenu une entreprise"
Perrine Delfortrie profite alors de sa semaine de congés pour confectionner six cagoules pour son fils et ses copains. L'intérêt pour ses créations explose, au point de créer la société Charmi pour répondre à la demande.
Ce n'est pas tant parce qu'ils sont du même sang que cette marque a été une évidence mais plutôt parce que leurs deux profils sont complémentaires : "J'ai une technicité tricot, lui a une technicité commerciale/marketing et à nous deux, on a Charmi", commente la mère.
Les multiples avantages de créer en famille
En choisissant de créer en famille, on pense d'abord aux avantages. À commencer par le fait de collaborer avec des personnes en qui on place une confiance aveugle. Une confiance difficilement atteignable avec un employeur ou à un collègue que l'on ne connaît pas intimement.
Eran Elfassy n'a que douze ans lorsqu'en 1990, ses frères montent la société de mode APP Group, spécialisée dans la conception et la production de vestes en cuir.
S'il rejoint l'entreprise dans un premier temps, il décide de fonder MACKAGE, neuf ans plus tard. Et là, APP Group mise immédiatement dessus puisque c'est "sous leur mentorat et leur infrastructure" qu'est lancée la griffe, nous raconte le créateur de mode.
Olivia Seitz, créatrice de la marque joaillière D1928, peut quant à elle piocher dans l'inventaire de perles de Maison Porchet pour confectionner ses propres bijoux. Elle est consciente que ce privilège est dû au fait que la société appartienne à son arrière-grand-père, Jean Porchet : "je n'aurais jamais pu avoir ces produits, du moins pas à des prix remisés, en me lançant seule en tant que jeune entrepreneuse."
"La famille épargne bien des problèmes parce qu'on relativise en se disant qu'on n'est pas associés à l’origine."
Travailler avec ses proches revient aussi à avoir des rapports moins froids avec ses partenaires.
"Lors du premier cours dans ma formation en commerce, on nous a dit que la première cause d’arrêt d'une entreprise, c'est l’association", se souvient Tom Aymerich, 25 ans et fondateur de Charmi. "La famille épargne bien des problèmes parce qu'on relativise en se disant qu'on n'est pas associés à l’origine."
Même en famille, chacun son rôle dans l'entreprise
Travailler en famille, ce n'est pas pour autant un prétexte pour s'octroyer des libertés. Même entre fratrie ou avec ses parents, chacun occupe un rôle bien défini dans l'entreprise.
Au sein de la marque de bijoux D1928 ? La fondatrice Olivia Seitz gère les réseaux sociaux, l'image de marque, la partie commerciale et le montage des bijoux. Sa mère s'occupe, elle, de la production tandis que sa grand-mère est en charge des appairages des perles, étape importante pour que les perles aient toutes la même teinte.
Du côté de Banana Moon, Daniel et Véronique Flachaire sont à l'âge de la retraite mais la marque étant comme leur progéniture, ils restent impliqués. Le père et co-fondateur travaille sur les tissus avec sa fille Justine Flachaire, tandis que la mère et le frère de Justine se concentrent sur l'export et la production.
Chez Charmi, il y a deux équipes. Ce que Tom Aymerich, gérant de l'enseigne, appelle "la team tricot" composée de celles qui réalisent les modèles en laine à savoir Perrine Delfortrie, sa mère, "Patricia, Mado et Emma", liste-t-il. Puis la "team pas tricot" dont il fait partie avec sa collègue Louane, et qui est dédiée aux sphères administratives, marketing, stratégiques et à la communication de Charmi.
En se cantonnant à leurs missions prédéfinies, aucun d'eux n'empiète sur les missions d'un autre. C'est peut-être ce qui explique que ces enseignes prospèrent.
Travailler avec son frère, sa mère ou son fils, c'est avant tout côtoyer un proche dans l'environnement professionnel, là où certains traits de caractère peuvent parfois se révéler.
Une nouvelle manière de redécouvrir ses êtres chers.
Une industrie qui peut briser ou souder des familles
Et si la famille permet parfois de construire des entreprises prospères, d'autres fois, ce mélange des genres peut mener au désastre.
En 2014, les frères Demna et Guram Gvasalia ont donné vie à la griffe du nom de Vetements. Alors que le premier a quitté l'aventure pour assurer la direction artistique de Balenciaga l'année suivante, Guram Gvasalia mène désormais une guerre unilatérale contre son frère. Il lui reproche, entre autres, de copier ses designs et de ne pas l'avoir invité au défilé Balenciaga printemps-été 2024.
"Je prie pour l'âme de mon frère. Que Dieu le sauve", a ainsi écrit Guram Gvasalia sur son compte Instagram suivi par plus de 598 000 abonnés.
Demna tient aujourd'hui à ce qu'on ne mentionne pas son nom de famille lorsqu'on parle de lui ou de son travail dans la presse. En 2021, Guram Gvasalia a quant à lui lancé Vtmts, comme pour tirer un trait sur sa collaboration passée avec son grand frère.
Au New York Times, il justifie sa rivalité avec son aîné en expliquant que "Demna et Balenciaga publient systématiquement leurs grandes annonces lors des dates clés pour Vetements. [...] Ils ont annoncé la nomination de Demna, le jour de mon anniversaire", peste le benjamin.
Protéger sa marque et sa famille des conflits
Comment se protéger des conflits quand les questions d'égo ou encore d'héritage peuvent entrer en jeu ? Nos intervenants affirment qu'ils n'ont connu aucune discorde avec leurs proches pour le moment.
"Ce qui est essentiel, avec n'importe quel collaborateur et avec sa famille, c'est le respect", soutient par exemple la directrice artistique de Banana Moon. "Il faut respecter la hiérarchie, et dans le cas de mon frère et moi, Banana Moon reste l’entreprise de nos parents donc on se doit d'entendre leur dernier mot même si ça ne nous empêche pas de nous battre pour des choses."
Perrine Delfortrie qui travaille chez Charmi avec son fils, explique que pour eux, il n'existe pas de hiérarchie dans leur équipe : "le fait que je sois sa mère et que je sois plus âgée n'est pas un prétexte pour que je m'impose. On est à égalité, chacun avec ses compétences."
Eran Elfassy, quant à lui, a justement bénéficié de la différence d'âge avec ses frères et de leur expérience dans la mode pour pouvoir monter Mackage.
Bien que sa fratrie ait intégré le milieu bien avant lui, il assure n'avoir "jamais eu l'intention de rivaliser avec [ses] frères. Au contraire, j'ai cherché à compléter et à diversifier la présence de notre famille dans l'industrie de la mode, en ajoutant une nouvelle dimension à ce qu'elle réalisait déjà", explique-t-il.
Preuve en est, il s'est fait une place en tant que référence de l'outerwear de luxe et a ainsi apporté ce savoir-faire à son entreprise familiale spécialisée dans le cuir.
Si les tensions sont inexistantes au coeur des sociétés de nos intervenants, tous pointent un même fardeau : le manque de déconnexion.
Aux dîners de famille, à chaque coup de téléphone, la société familiale est pour tous, un sujet de conversation inévitable.
Fierté, transmission, et épanouissement
De manière générale, nombreux sont ceux qui recherchent l'accomplissement à travers leur activité professionnelle. Nos intervenants, eux, évoquent d'une même voix l'aspect enrichissant du fait de se réunir autour de la création de bijoux ou de pièces de prêt-à-porter.
Tom Aymerich a toujours vu sa mère tricoter et le lancement de Charmi le pousse à se renseigner plus que jamais sur l'art du tricot. Il s'informe sur les matériaux utilisés par les membres de la "team tricot" qui confectionne les modèles en laine française que vend l'enseigne, et va même jusqu'à transmettre son nouveau savoir à la communauté de Charmi sur les réseaux sociaux.
Ce faisant, il fait découvrir à une multitude de personnes la passion que sa mère a appris petite auprès des femmes de sa famille et qu'elle considère comme un yoga qui l'a "sauvé à certaines étapes de [sa] vie." nous a t-elle confié.
Le créateur de Mackage, Eran Elfassy, doit sa passion pour la mode à ses frères. Il se dit fier de leur relation fraternelle qui a "magnifiquement évolué au fil des ans".
Créé par son arrière grand-père et repris par son grand-père, Maison Porchet a longtemps été une affaire d'hommes. Au travers de sa marque D1928 qui s'appuie sur le savoir-faire séculaire de Maison Porchet, Olivia Seiz a renversé la vapeur. Avec sa grand-mère et sa mère, elles forment un puissant trio de femmes de trois générations distinctes spécialisées dans les bijoux en perles de culture.
La question de la transmission est elle aussi importante pour celle qui gère D1928 : "Avec le temps, la Maison Porchet est amenée à s'arrêter, c’est aussi pour cela que je tiens à ce que ma marque prenne le relai et permette à notre famille de continuer dans ce domaine qui nous plaît tant."
Du côté de Banana Moon, expert du maillot de bain basé à Monaco, la relève semble d'ores-et-déjà assurée. Alors qu'elle a grandi au milieu des rouleaux de tissus et des ateliers, Justine Flachaire, aujourd'hui mère d'une petite fille et enceinte d'un deuxième bébé, profite de chaque occasion pour faire découvrir les ateliers de la marque à sa fille de 4 ans.
De nos jours, 58% des Français considèrent le travail comme étant avant tout une "contrainte nécessaire pour subvenir à leurs besoins" (Sondage IFOP, février 2023). Nos intervenants soutiennent, eux, que de créer en famille est une source d'épanouissement personnel inestimée.
Au-delà de la fierté de voir ses créations adoptées par les uns et les autres, il est question de s'épanouir en voyant fructifier un projet purement personnel. Et avec grand espoir que celui-ci assure un futur confortable aux générations suivantes à une heure où l'on se pose de nombreuses questions quant à l'avenir des plus jeunes.