Dans l'ère de "l'infobésité" où l'actualité nous est rapportée en boucle sur tous les supports, les maisons de mode nous repaissent à coups de stratagèmes leur permettant d'occuper nos esprits.
Une mission accomplie grâce à des méthodes de communication au haut potentiel viral qui risquent bien de se pérenniser et qui montrent que les marques n'ont pas que des motivations pécuniaires.
La communication, pierre angulaire historique de la mode
Élaborer des stratégies de communication pour mettre la lumière sa marque de mode, ce n'est pas nouveau. C'est même plutôt logique puisque pour vendre son produit, l'enseigne doit être connue par son public visé.
En 1864 déjà, Charles Frédérique Worth est le premier à apposer son nom sur les étiquettes de ses créations Haute Couture donnant ainsi les bases du marketing et de la communication de la mode actuelle.
"Les méthodes traditionnelles reposaient sur une forme de confidentialité affiliée à un gage de qualité", analyse un expert en communication et marketing, directeur d'un bureau de presse parisien qui a préféré gardé l'anonymat.
Ce fut le cas pendant Les Temps modernes où couturiers et modistes faisaient tourner leur commerce grâce au bouche à oreille et à leur clientèle privilégiée, et cette confidentialité s'est poursuivie au XXe à l'avènement de la haute couture et des premiers designers notoires.
L'expert explique qu'alors, "la principale méthode employée était les salons. Des invités triés sur le volet en petit comité y étaient conviés à voir les prochaines collections. C'était un entre soi."
Les autres vitrines des maisons de mode à l'époque ? La presse papier généraliste, média d'information numéro un, puis les magazines spécialisées dans lesquelles elles occupent une place centrale.
À leur arrivée les spots publicitaires télédiffusés leur ont ensuite permis de toucher leur cible.
Dans les années 80-90, des labels comme Calvin Klein et Gianni Versace ont l'ingéniosité d'enrôler des célébrités dans leurs campagnes pour conquérir un plus large public.
À la même période, les mannequins les plus bankables que sont Cindy Crawford, Naomi Campbell, Linda Evangelista, Christy Turlington, et Helena Christensen gagnent le surnom de "supermodels" en devenant des stars en dehors du cadre de l'industrie de la mode.
Elles signent des contrats de publicité avec des marques en tous genres telles Pepsi mais aussi l'organisation California Milk Processor Board au célèbre slogan "Got Milk?".
Quand elles ne prennent pas la pose, elles apparaissent dans des films ou dans les clips musicaux des plus grandes stars de la pop, dont George Michael.
Autant d'apparitions qui, par extension, servent de vitrines aux maisons de mode auxquelles elles sont affiliées.
Le Victoria's Secret Show en est un parfait exemple. Née en 1995, ce défilé de mode annuel télévisé convoque sur son podium les tops les plus célèbres dans l'optique de promouvoir ses pièces de lingerie.
Début des années 2000. La mode se centralise sous l'impulsion des deux grands groupes de luxe que sont Kering et LVMH.
L'un et l'autre veulent devenir les plus puissants au monde et ont pour cela besoin que leurs marques soient les plus populaires.
Chez Louis Vuitton, le jeune Marc Jacobs nommé directeur créatif en 1997 va remplir tous les objectifs en termes de marketing.
Il réinvente l'image du sellier en signant par exemple des collaborations avec des artistes de tous horizons, à commencer par l'américain Stephen Sprouse puis le peintre japonais Takashi Murakami.
Avec son système de collabs, Jacobs ouvra la voie à un certain Kim Jones.
10 ans plus tard, alors directeur créatif de Louis Vuitton Homme, ce dernier réalise une collaboration avec Suprême qui fera date pour la simple et bonne raison qu'elle marie pour la première fois deux cultures à l'imagerie et au discours opposés : le luxe et le streetwear.
Des coups marketing innovants, Marc Jacobs en a inventé plus d'un au sein de sa marque éponyme.
Dans la lignée de ses aînés, il convie des personnalités publiques dans des campagnes à l'esthétique comique.
On pense à ce shooting dévoilé en 2008 pour lequel il a fait poser la star des Spice Girls Victoria Beckham, l'une des femmes les mieux habillées au monde, dans un grand cabas estampillé Marc Jacobs.
En 2018, celle qui est devenue styliste a re-créé cette photo emblématique et en retour, les fans de Marc Jacobs se sont donné pour défi de publier sur internet des photos d'eux dans un sac.
Un challenge qui prouve que le designer américain a imposé avec brio des codes identifiables qui lui permettent d'avoir une communauté forte.
Miser sur les réseaux sociaux pour se créer une visibilité
Dans les années 2010, les méthodes de communication se multiplient. Les campagnes subversives font des émules chez le Gucci de Tom Ford tandis qu'Alexander Wang impose des codes visuels forts impliquant une sur-représentation du logo.
Pour d'autre, le meilleur moyen pour attirer l'attention est de miser sur le marketing de rue.
En 2010, Simon Jacquemus vient de lancer sa marque. Ce styliste qui est monté sur Paris pour faire carrière veut se faire remarquer à tout prix, c'est pourquoi durant la fashion week de Paris en 2011, il manifeste aux abords de défilés, distribue des flyers estampillé du nom de sa marque, et porte une banderole sur laquelle on lit "Jacquemus en grève".
En se faisant remarquer par les badauds et une célèbre journaliste de mode française du nom d'Emmanuelle Alt, le jeune créateur décroche son billet pour le calendrier de la fashion week l'année qui suit.
Les réseaux sociaux donnent encore une nouvelle impulsion aux stratégies de communication dans l'industrie de la mode.
Pinterest, Instagram, Twitter... Toutes les plateformes de partage de photos et d'opinions deviennent alors les outils de prédilection pour définir le positionnement d'une marque et la placer sur la map mode.
En 2011, Olivier Rousteing accède à la direction artistique de Balmain. Il devient le visage de cette ancienne maison de couture et il fait figure d'ovni en optant pour une exposition poussée sur les réseaux sociaux. Sur le "gram", lui préfère mettre en avant ses amitiés avec des mannequins et des stars qu'il intègre à ce qu'il appelle sa "Balmain Army".
Certes les amitiés entre célébrités et créateurs de mode existent depuis bien longtemps mais jamais elles n'avaient été célébrées de cette manière.
Celui qui va tout révolutionner en apportant des codes du streetwear dans le luxe contemporain, c'est Virgil Abloh. Dès 2011, il casse l'image du créateur de mode inaccessible et débarque avec une aura cool qu'il expose sur Tumblr et Instagram.
Il se veut proche de sa communauté et lui présente autant ses photos de vacances que des aperçus de ses prochains designs qu'il commercialise sous le label pyrex vision.
13 décembre 2013. Preuve de sa proximité avec ceux qui sont devenus ses fans, l'américain annonce non pas par voie de communiqué de presse mais via Instagram que pyrex vision prend désormais le nom d'OFF-WHITE.
Abloh autant que Rousteing rassemblent un public séduit autant par leur personne que par leur talent.
Lorsque la visibilité ne profite pas seulement à un designer ou à un label, elle profite à tout un système. Le meilleur exemple ? C'est l'industrie de la sneaker.
Avant les années 2010, c'était un microcosme de passionnés de baskets morcelé à travers le monde avec peu d'interconnexions. S'ils organisaient entre eux des événements de revente de baskets, en 2013 en France, la naissance du Sneaker Event change le cours de l'histoire.
Et c'est sur Twitter et Facebook que chaque rendez-vous de cet événement de shopping et resell est annoncé, alertant les sneakerhead de part et d'autre de l'Hexagone.
Parce qu'ils font tomber les frontières entre pays et individus, les réseaux sociaux s'imposent comme les nouveaux panneaux publicitaires et s'installent dans les stratégies de chaque enseigne.
Être omniprésent pour mieux régner
Être visible est une chose mais pour une nouvelle jeune génération de designers, l'intention est de frapper un grand coup en étant partout, tout le temps.
6 avril 2023. Une vidéo postée sur les réseaux sociaux de la maison Jacquemus affole les internautes.
Dans celle-ci, on peut voir des sacs Bambino géants sur roues circuler près de l'Opéra Garnier à Paris. Impressionnée, la toile se demande croit à cette opération surréaliste mais il s'agit en réalité d'une animation 3D réalisée par le graphiste Ian Padgham.
Un faux espoir pour les aficionados de la marque, mais pour Jacquemus ? Sa vidéo cumulant plus d'1 million de vues fut une belle manière de faire parler de son nouvel it-bag.
"Avant, les marques cherchaient à être affichées en 4x3 sur les Galeries Lafayette"
"Il y a une réelle prise de pouvoir de l’espace public tandis qu'avant, les marques cherchaient à être affichées en 4x3 sur les Galeries Lafayette" commente notre expert en communication/marketing et directeur d'un bureau de presse parisien.
La jeune griffe PosterGirl renverse elle aussi les codes en choisissant une méthode encore plus étourdissante : la surenchère.
En septembre dernier, ce sont pas moins de 20 posts Instagram, comprenant des court-métrages de campagne avec en prime des personnages publics en guests, qui ont été déployés pour présenter la nouvelle collection de la marque.
Notre spécialiste perçoit ces contenus comme hors des campagnes habituelles : "je parlerai plutôt d’actions car on n'est plus dans le format traditionnel de l'imagerie qu'on souhaite faire circuler, on passe désormais dans la dynamique d'une action coup-de-poing"
Les motivations seraient selon lui financières pour ces jeunes marques qui, avec peu de moyens, n'ont d'autre choix que de faire deux fois plus pour innover.
C'est le cas de Corteiz, label streetwear fondé par le londonien Clint. C'est depuis sa chambre qu'il a pensé le lancement sa marque en 2017 et pour atteindre les sommets, il envisage toutes les stratégies de communication possibles et imaginables.
Pour susciter de la frustration et de la curiosité ? Il créé un e-shop à mot de passe. Pour entrer dans la culture populaire, il propose des coups marketing surfant sur la culture typiquement anglaise, à l'image de son pantalon vendu 99 centimes en clin d'oeil au principe des boutiques britanniques où tout est affiché à ce prix.
Il fricote lui aussi avec des célébrités, en l'occurence les rappeurs les plus en vue, pour lesquels il co-créé même du merch à l'instar de Tiakola et Gazo en décembre 2023.
Résultat ? Les rappeurs n'hésitent pas à exprimer leur amour pour le travail de Clint dans leurs clips, les paroles ou le titre de leurs chansons. Un moyen novateur de se faire connaître des fanbases particulièrement conséquentes des artistes venant de la scène musicale numéro 1 en France.
"Clint a fait une combinaison de toutes les mécaniques qui existent et fonctionnent et le fait que ce soit bien exécuté, notamment grâce à son écosystème rempli de créatifs identifiés à Londres, lui a permis d’avoir un terreau fertile pour diffuser la marque." analyse l'expert en matière de communication.
Pour cause, les artistes Jorja Smith, Central Cee, Stormzy et même le footballeur français Eduardo Camavinga, tous proches du créateur, sont régulièrement castés en tant qu'égéries dans les campagnes de la marque.
Mais son fort reste les happenings "sauvages" qu'il organise au quatre coin du monde.
Selon Moriba Koné, culture marketing manager, on le dit peu mais nombreux sont les designers streetwear ou de divers positionnements qui ont ouvert la voie à Clint. Parmi eux ? "Marc Jacobs, Virgil Abloh mais surtout Asspizza qui fut le premier à faire des lives durant parfois 24h le montrant en train de réaliser des prints."
"Il a posé les bases et insufflé une énergie communautaire et de guérilla dans ses coups de communication" ajoute le consultant.
Chez Corteiz, il suffit d'entendre son slogan "Rulestheworld" (Règne sur le monde) pour comprendre sa volonté d'avoir une présence hégémonique dans la mode.
Des marques qui jouent sur l'engagement du public
Il n'y a pas de recette miracle dans la stratégie de communication. Pour autant, les marques de mode en vue misent toutes sur un ingrédient irrésistible et c'est le spécialiste en stratégie de communication qui nous la dévoile : la "charge émotionnelle."
Il y a différentes manières de toucher le consommateur et l'une des plus efficaces est d'incarner sa marque. Youssouf Fofana chez Maison Château Rouge, Mowalola Olungesi de Mowalola, Bianca Saunders, Telfar Clemons de Telfar... Le visage et le parcours de ces designers jeunes et issues de milieux modestes servent de soft power.
"Ils poussent leurs aficionados à se dire "à peu de choses près, je pourrais presque être cette personne”" raconte le directeur d'un bureau de presse mode à Paris.
On peut également citer Simon Jacquemus qui a imposé une image positive du Sud en détournant les stéréotypes prêtées à ceux qui en sont originaires.
Prendre le public par les sentiments passe aussi par des actions caritatives. En 2022, le jeune label streetwear Please Paulo Stop Cappin a à coeur de créer des t-shirts dont les bénéfices sont reversés à une association palestinienne.
Même chose pour Clint de Corteiz qui a fait sensation à l'hiver de la même année avec son Bolo Exchange, invitant tous ceux qui le veulent à échanger une doudoune en leur possession pour la distribuer à des sans abris. Les donateurs repartaient alors avec en échange un manteau Corteiz neuf.
À force de mettre l'accent sur leur storytelling personnel et leurs convictions, les créateurs de mode d'aujourd'hui créent parfois un culte autour de leur personne. Cette obsession, Moriba Koné estime qu'elle peut être bénéfique.
"Le culte des designers paie car il créé des communautés. Ses membres interagissent entre eux et ils créent simultanément des liens forts avec le designer qu'ils admirent."
Difficile de le contredire lorsqu'on voit que le fondateur de Corteiz est aujourd'hui adoubé par Nike et érigé en roi de la mode streetwear au point où il a évité une polémique après son drop "sauvage" à Paris en avril 2023 lors duquel deux mineurs ont été blessés.
En s'opposant aux codes traditionnels et en tirant profit de l'ère de la transformation digitale, les marques de mode imposent leurs propres méthodes pour devenir populaires.
Si toutes leurs stratégies sont au départ motivées par l'idée de faire du chiffre, au fil du temps les labels démontrent qu'ils ont à coeur de faire culture et de fédérer.
Une des plus importantes résultantes qui font de l'industrie du vêtement un secteur moins superficiel qu'il n'y paraît.