« Il faudrait trois volumes pour raconter tout ce que j'ai vu en vingt ans de métier, s'exclame Vanessa, fondatrice des salons parisiens Yan & Van. Il y a ceux qui pleurent avant même qu'on les touche, ceux qui font un scandale, et heureusement aussi celles qui ressortent avec un grand sourire. La semaine dernière, une jeune femme m'a donné carte blanche. Je lui ai montré des photos, on a discuté, puis j'ai coupé 15 cm et légèrement éclairci. Quand son amoureux est venu la chercher, il répétait : “Tu es trop belle !” Elle était euphorique. »

Dans son salon du 19e  arrondissement, Vanessa reçoit une clientèle de quartier mais aussi les jeunes femmes attirées par son compte Instagram, nouveau paradigme d'un métier qu'elle a vu beaucoup changer : « Avant il y avait une fidélité, comme avec un médecin. On cherchait ensemble quelque chose qui convienne. Aujourd'hui les clientes arrivent avec une photo qu'elles ont vue sur les réseaux sociaux, et elles demandent la même chose. Quand je sens que ça ne leur ira pas bien ou qu'elles n'ont pas la qualité de cheveux adéquate, c'est terrible. J'ai l'impression d'être un cancérologue qui doit annoncer la mauvaise nouvelle. » Au risque de voir la cliente tourner talon : « Si vous n'obéissez pas, elles vous déclarent incompétente et vont voir ailleurs. Elles veulent, elles veulent, elles veulent ! »

Des drames, des larmes, quelques moments de victoire : à l'entendre, la coiffure est un sport de combat. « On est debout toute la journée, dit-elle, mais le plus fatigant c'est l'aspect psychologique. » Une cliente, il y a peu, lui demandait un blond platine : « Elle avait de magnifiques cheveux bruns, je trouvais ça dommage. J'ai éclairci, mais à un moment j'ai dit que je n'irai pas plus loin. Elle est revenue un mois plus tard, après quatre prestations dans d'autres salons. Ses cheveux étaient foutus, il fallait couper. Je l'ai secouée. Elle a fini par éclater en sanglots et lâcher : “J'ai perdu 35 kg ces derniers mois, mais tant que j'étais brune je me voyais toujours grosse.” »

"Chez le coiffeur, deux imaginaires se heurtent : celui de la femme, la manière dont elle se voit, ce qu'elle espère"

Ce que l'on veut, ce que l'on est, ce que l'on trimballe avec soi… le coiffeur jongle avec tout cela. Pas étonnant que l'on sorte souvent de chez lui déçu, l'orgueil dans les chaussettes. Les bouclées rêvent de lisse, les Asiatiques, de boucles, et tout le monde, de ce qu'il n'a pas. A 70 ans, Anne regrette ainsi un coiffeur parti à la retraite il y a quinze ans. « Je ne sais pas ce qu'il faisait, mais c'était mieux », dit-elle, alors que le changement n'a rien d'évident. On en vient à se demander si elle ne regrette pas moins son coiffeur idéal que le passage des ans. Vouloir l'impossible et accuser le coiffeur de ne pas le lui offrir, c'est une vieille histoire. Mais les clientes ne sont pas seules responsables. Pour la psychanalyste Sylvie Consoli(1) : « Chez le coiffeur, deux imaginaires se heurtent : celui de la femme, la manière dont elle se voit, ce qu'elle espère, et l'imaginaire du coiffeur. Il se fait une représentation de vous, en fonction de ce que vous dégagez. » Vanessa, de Yan & Van, ne dit pas autre chose : « J'ai six coiffeurs dans mon salon, et en fonction de ce que je capte de la cliente, je l'oriente vers l'un ou l'autre. Exubérant, calme, très mode, chacun a sa personnalité. » C'est donc officiel : on est coiffé à la tête du client. En toute logique, il faudrait arriver chez le coiffeur bien coiffé ? Vanessa répond par un conseil simple : « Eviter les coiffeurs robots qui ne posent aucune question. »

“Il m'est arrivé d'avaler un Xanax en sortant de chez le coiffeur à cause de ma mèche.” Léonore, 30 ans

Car la coiffure est d'abord une expérience de langage, ou plutôt de ses limites. Il y a les fameux 2 cm à couper, qui se transforment allègrement en 5, mais aussi l'absconse différence entre dégradé et effilé, à laquelle s'ajoute depuis peu l'effet ombré, qui n'a bien sûr rien à voir avec le tie and dye. Un seul mot-clé et vous voilà condamnée au cliché : « Je ne vais jamais chez le coiffeur, raconte ainsi Laura, cheveux châtains tendance raplapla. Du coup je ne savais pas trop, j'ai demandé “un peu de volume”, résultat : je suis ressortie avec l'horrible boule de Jennifer Aniston dans Friends. » On pourrait en rire. C'est sans compter le poids symbolique des cheveux, rappelle Sylvie Consoli : « Les cheveux, comme les ongles, sont une émanation de la peau. Ils représentent aussi bien la féminité, la séduction, que la force. » Et portent toutes sortes de clichés, voire de fantasmes. « Perdre ses cheveux représente la castration », qu'il ne faut pas interpréter stricto sensu comme une panique phallique, mais comme « la perte insupportable de quelque chose ». « Les femmes qui ont un cancer, poursuit la psychanalyste, posent souvent, comme première question : “Est-ce que je vais perdre mes cheveux ?” »

“Le nombre de femmes en analyse qui me racontent que leur mère leur reprochait de ne pas être bien coiffée…” Sylvie Consoli, psychanalyste

Le regard de la mère

Mais un dégradé raté, une coupe de travers, pourquoi est-ce si grave ? « Il m'est arrivé d'avaler un Xanax en sortant de chez le coiffeur à cause de ma mèche, se rappelle Léonore, 30 ans. Je vois maintenant que c'était un signe de souffrance. J'ai appris à m'en moquer, je me dis que ça repousse ou que je reviendrai pour qu'on m'arrange ça. Je vais mieux. » Pour Sylvie Consoli, la mèche ne fait que rallumer une blessure : « Pour des femmes au narcissisme fragile, il est insupportable de se dire que ça repousse. Celles qui sont le plus dans le contrôle sont les plus insatisfaites. » La coiffure se mue alors en épreuve du miroir, en instant critique. « Cela peut devenir un “face-à-soi” sans empathie, avec un regard scrutateur, un regard de surveillance qui me fait penser à celui de la mère, lorsqu'il n'est pas “renarcissisant”. Le nombre de femmes en analyse qui me racontent que leur mère leur reprochait de ne pas être bien coiffée, ou leur tirait les cheveux en les brossant… »

Car avec « mes cheveux, mon coiffeur et moi », on n'a pas tout à fait le compte : encore faudrait-il ajouter « et mes souvenirs freudiens ». Pour le psychiatre Jean-Christophe Seznec (2) , l'appréhension du coiffeur dépend beaucoup du bon ou mauvais souvenir que l'on garde de sa première expérience. « Une petite fille à qui l'on coupe les cheveux court alors qu'elle rêve de les avoir longs en gardera une certaine méfiance. C'est une partie de l'apprentissage du rapport au corps qui peut colorer toute la vie. » Allongé, au calme, face à soi-même : la relation entre le coiffeur et son client peut virer à la séance d'analyse sauvage. Frédéric Mennetrier l'expérimente dans son salon parisien et auprès des nombreuses actrices et comédiennes qui lui font confiance. « Je ne pousse pas à ça, dit-il, sinon tout le monde s'étend sur ses petits malheurs, et on n'en sort plus. C'est un moment où vous venez vous occuper de vous. C'est aussi là-dessus que je forme mes équipes : ramener sur le véritable sujet qu'est la personne. Ce que votre compagnon ou votre mère pense de vos cheveux, je m'en fiche. »

« Le salon de coiffure est un lieu où on a tendance à se lâcher, à se confier, renchérit Jean-Christophe Seznec. Une épreuve de réalité qui demande d'accepter sa fragilité. » Le cheveu peut devenir ce qu'il appelle une « pensée-hameçon », une idée qui amène à la rumination d'angoisses plus générales : « Suis-je assez bien, suis-je à la hauteur ? » Loin de l'apparente futilité du sujet, il se pourrait ainsi que les cheveux jouent un rôle crucial dans ce que le sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle « l'invention de soi » (3) . Pendant des siècles, la coiffure était dictée par les impératifs du sexe, du rang social, de la profession et des traditions locales. A l'ère moderne, l'individu a le choix, et les ennuis commencent. « J'adorerais changer, mais je reviens toujours à la même chose, dit ainsi Marie, 40 ans, que la nature a pourtant dotée d'une belle chevelure frisée. La dernière fois il m'a fait des boucles magnifiques, mais je ne me reconnaissais pas. » Vouloir changer, et puis ne plus se reconnaître : c'est la quadrature de la chevelure.

Un toilettage social

Car subsiste toujours l'espoir de se trouver chez le coiffeur, comme s'il détenait une vérité cachée. Magicien ou sorcier, on se soumet à son pouvoir dans la crainte, en silence, à grand renfort de bavardages et de sourires hypocrites pour dédramatiser le sacrifice. Et en cas d'échec, on repart étrangement fautif, comme si la coupe de cheveux ratée révélait une part honteuse de notre nature profonde. Un pouvoir dont certains abusent bien sûr. Dans son livre Un ethnologue chez le coiffeur (4) , Michel Messu compare même le coiffeur à un chaman, et montre que dans nos sociétés désacralisées, la séance garde souvent la valeur d'un rite initiatique. On va chez le coiffeur quand on veut changer de vie, après un divorce, un deuil, une épreuve. « On aimerait qu'il nous révèle à nous-même, analyse Jean-Christophe Szenec, qu'il nous aide à devenir cet être extraordinaire qu'on aimerait être. Or le coiffeur n'est pas un magicien. C'est un être humain, comme vous. Ce qui compte, c'est la qualité de la relation. Et c'est toujours un risque de changer. On a souvent le réflexe de revenir à ce qu'on connaît. Pourtant la magie ne vient qu'en sortant de sa zone de confort. »

Cependant, le coiffeur incarne aussi le confort de l'habitude. Dans le film Le mari de la coiffeuse de Patrice Leconte, personne ne change de tête, aucune remise en question : les clients se font rafraîchir, c'est-à-dire confirmer dans leur être, par une créature tendre et maternante. Jean-Christophe Seznec propose la drôle de notion de « toilettage social » : « Traditionnellement, le salon de coiffure c'est “le bistrot des femmes”, rôle qu'il joue encore non seulement dans les villages, mais aussi dans les grandes villes paranoïaques, où on est très libre mais très seul. Les singes s'épouillent, les chats et les chiens se lèchent quand ils sont en situation de stress. Les humains, eux, se toilettent par le langage. C'est un lien régressif qui rassure, même si on sait que le coiffeur dit des jolies choses à tout le monde. S'il est malin, il peut jouer un rôle non pas de psy mais d'allié. »

“Le salon de coiffure, c'est encore 'le bistrot des femmes', même dans les grandes villes paranoïaques, où l'on est très libre mais très seul.” Jean-Christophe Seznec, psychiatre

Aller chez le coiffeur, en somme, cela s'apprend, cela vient en le faisant. Fabienne a ainsi noué au fil des années une relation de confiance avec sa coiffeuse, laquelle l'a aidée à couper ses cheveux lorsqu'un violent psoriasis ne lui a plus laissé le choix. « Je l'avais repérée en passant dans la rue, je trouvais qu'elle avait l'air chouette, avec ses tatouages. Elle n'est pas dans la séduction ni l'hypocrisie. Je perdais mes cheveux par plaques, un coiffeur avait essayé de me rassurer, elle m'a juste dit : “Oui, ce n'est pas terrible.” Elle parle peu, juste ce qu'il faut. On a fait ça en deux fois, mais elle savait que ça m'irait bien. C'est un bon miroir. » On peut aussi s'en passer toute sa vie, les cheveux continueront de pousser.

1. Auteure de La tendresse, éd. Odile Jacob. 2. Auteur de J'arrête de m'arracher les cheveux, éd. Puf. 3. L'invention de soi, éd. Armand Colin. 4. Ed. Fayard.