Plus qu’un coup de théâtre, un rituel devenu coutume. À chaque nomination de directeur-rice artistique ou presque, la même mécanique s’active au sommet des plus grandes maisons de luxe. Redéfinition plus ou moins radicale du logo, suppression de toutes les précédentes publications Instagram et parfois même, changement du nom de la griffe…
Les dix dernières années ont été marquées par des métamorphoses parfois radicales au sein d’institutions du luxe que l’on pensait immuables. Il y a eu les transformations du scandale, comme celles d’Yves Saint Laurent et de Céline par Hedi Slimane, celles plus récentes et nuancées de Balenciaga, Burberry et Paco Rabanne. Ou encore celles que l’on a oubliées, comme Prada, privé de son "Fratelli" originel dès les années 1980.
Pourtant, toutes ces manœuvres présentent le point commun de faire office de déclaration d’intention, visant moins à galvaniser une quelconque esthétique qu’à répondre à des intérêts socio-marketing hautement stratégiques.
Nouveau logo pour une nouvelle vie
Signal d’un nouveau départ donné au petit monde de la mode, le rebranding d’une maison vise généralement un seul objectif : celui de se moderniser dans un univers digitalisé, afin de séduire par la même occasion les client-e-s tout en s’adaptant aux mutations économiques qui ne cessent de bouleverser l’industrie du luxe depuis les années 2000.
En 2012, quand Hedi Slimane prend la direction artistique d’Yves Saint Laurent, il décide de se passer du prénom du fondateur pour ne conserver que son nom de famille. La vocation d’un tel move incisif ? Marquer une rupture avec l’ère précédente pour attirer un public plus jeune, sensible à une esthétique rock et épurée.
Une transformation aussi audacieuse que salutaire, qui concourt au doublement des ventes de la maison en moins de deux ans. En 2018, rebelote : le sulfureux designer arrive chez Céline et décide de lui ôter son accent aigu ainsi que l’intégralité des publications qui figurent sur le compte Instagram de la griffe.
Une rupture avec l’ère Phoebe Philo, la précédente directrice artistique, qui divise les adeptes de la marque, tout en établissant Hedi Slimane comme le maître d’un nouveau chapitre ultra lucratif. Le chiffre d’affaires, de 441,3 millions en 2017, frôle le demi-milliard l’année suivante, pour passer à 611 millions en 2019.
Séduire la Gen Z et les internets
Plus généralement, les récentes évolutions d’identité visuelle répondent à des impératifs de modernisation dictés par le digital et la globalisation. Selon Michel Goldstein, professeur au College of Art and Design R.I.T., les typographies sans serif — comprendre sans empattement, comme celles adoptées par Balenciaga, Calvin Klein ou Celine — assurent une lisibilité optimale sur des supports variés. Parce que les noms des acteurs du luxe "doivent être lisibles sur un écran de smartphone comme sur un panneau publicitaire géant", explique l’universitaire dans un article du site spécialisé Fashionista.
Souvent perçu comme un appauvrissement esthétique, ce minimalisme calligraphique offre en réalité une flexibilité maximale qui permet aux marques de conserver une cohérence visuelle tout en explorant de nouveaux formats et de nouvelles plateformes. Parce qu’en simplifiant leurs identités, elles se rendent accessibles sans pour autant sacrifier leur patrimoine.
Suite à la nomination de Daniel Lee en octobre 2022, Burberry a par exemple accompagné son retour au chevalier équestre d’un logo épuré qui soulignait son héritage britannique tout en séduisant une Gen Z hyper connectée, adepte de sobriété visuelle.
Les designers comme catalyseurs de changement
Si ces changements répondent à des perspectives stratégiques, ils n’en restent pas moins rythmés par les allées et venues des directeur-rice-s artistiques au sein des grandes maisons de luxe. Intimement associées à leurs fondateur-rice-s pendant des décennies, Saint Laurent, Rabanne ou Celine sont désormais au cœur du mercato mode, soumis à un rythme aussi soutenu que le calendrier des juteux transferts footballistiques.
La variation de logo devient alors une manière de braquer les projecteurs sur le ou la nouvelle venue dans une industrie du luxe plus que jamais saturée, tout en inscrivant la marque dans la pérennité au-delà de son fondateur.
Pour autant, la stratégie ne consiste pas systématiquement en une rupture brutale : parfois, les designers fraîchement nommé-e-s font preuve de patience et attendent quelques mois, voire quelques années, avant de bouleverser l’identité visuelle de la griffe pour laquelle iels opèrent. Chez Gucci, par exemple, les différentes ères créatives— Tom Ford, Frida Giannini, Alessandro Michele, puis récemment Sabato De Sarno — ont chacune été marquées par des ajustements visuels et narratifs subtils.
Une transformation potentiellement risquée
D’autant que les changements ne sont pas toujours bien accueillis. Diane Von Furstenberg, qui avait dévoilé un nouveau logo sous Jonathan Saunders en 2017, n’a pas su tirer profit de cette transformation, faute d’une vision créative cohérente pour l’accompagner.
De manière plus générale, bouleverser son logo ou son nom n’est pas sans risque pour une maison de luxe. Les client-e-s, très attaché-e-s à l’identité des marques, perçoivent parfois ces mutations comme une trahison. Ce qui explique peut-être pourquoi certaines marques comme Maison Margiela ou Valentino, qui a récemment retrouvé son "Garavani" d’origine (le nom de famille du fondateur de la griffe) se rebaptisent sans officiellement communiquer ou pourquoi d’autres, comme Salvatore Ferragamo, préfèrent préserver leur nom original.
Selon Graham Wetzbarger, expert en authentification interviewé par le site The Zoe Report, "un rebranding réussi ne sacrifie jamais l’héritage de la marque, car c’est précisément ce que les consommateur-rice-s recherchent : une connexion avec l’histoire tout en s’inscrivant dans le présent."
Ou quand, peu importe son nom ou son logo, le luxe doit avant tout bâtir des ponts entre les différentes temporalités.