C’est un jeu auquel on est sans doute nombreu.x.ses à avoir joué : "S’il y avait un incendie chez toi et que tu devais prendre seulement trois choses, lesquelles seraient-ce ?". Une question à laquelle il est difficile de répondre tant se nichent dans nos intérieurs des objets et pièces qui symbolisent plus que leur existence même. Des souvenirs, des héritages… En somme, le patrimoine émotionnel de nos vies.
Si cette question a quelque chose d’un tantinet drôle – tant il lui arrive de révéler l’importance de certaines de nos affaires qui, pour d’autres, peut sembler relative - elle renvoie pourtant une vision irréaliste de ce qu'il se passe lors d’un incendie.
Ce qui est bizarre avec les vêtements, c’est que tu cherches un truc, tu retournes ton armoire pour le trouver et il te faut parfois des années pour réaliser que tu ne l’as plus. - Marie
Rares sont les personnes qui ont eu le temps ou la possibilité d’emmener avec elles ce qui comptait le plus, l’instinct de survie poussant à sauver sa peau avant toute chose.
Alors que les albums de familles, livres et lettres d’ancien.nne.s amoureu.x.ses arrivent en tête de liste des objets dont la perte laisse un vide immense, les vêtements font eux aussi partie de ces objets irremplaçables – parfois à la plus grande surprise des concerné.es.
"Ça m’a pris des années avant de retrouver une garde-robe qui me convienne"
Marie avait 20 ans lorsqu’un incendie a ravagé la maison familiale. C’était un 31 décembre et la jeune femme revenait de Rome où elle était fille au pair pour un an. Pour cette raison, elle avait laissé chez ses parents la plupart de ses affaires.
"À l’époque, j’avais des pièces un peu trésors, des trouvailles comme une chemise Calvin Klein en jean, des vieux vêtements de ma maman de quand elle était jeune dans les années 70, des pulls et gilets tricotés par ma grand-mère avec des motifs années 80, très colorés… J’avais une garde-robe qui mélangeait des choses chinées, des pièces achetées que j'aimais bien et d’autres héritées de ma famille", nous résume-t-elle neuf ans après les faits.
Ce jour-là, elle était partie faire la fête avec des amis et lors de son retour, trois jours plus tard, ses parents qui avaient toujours vécu dans cette maison lui ont annoncé la nouvelle. De leurs souvenirs de famille, il ne reste rien hormis ce gilet vert sapin piqué discrètement avant de partir, que son père refusait pourtant qu’elle emprunte.
Comme j’ai tout perdu, je n’ai pas voulu me rappeler de ce que j’avais. - Romain
Marie : "Ma mère a toujours du mal à en parler donc elle n’évoque pas ce qui a brûlé. Mon père en parlait plus facilement, car il a vu les choses disparaître... Il m’a remercié d’avoir pris ce gilet qui appartenait à son frère, car c’était son seul souvenir de lui".
Si l’incident date de près d’une décennie, il n’est pas difficile de voir l’impact laissé par un tel événement. "Ce qui est bizarre avec les vêtements, c’est que tu cherches un truc, tu retournes ton armoire pour le trouver et parfois, il te faut des années pour réaliser que tu ne l’as plus. Car en réalité, même si on ne met plus une pièce, on la garde longtemps dans son armoire. Et puis les pulls faits main par ma grand-mère sont vraiment des pièces que je regrette. Ça m’a pris des années avant de retrouver une garde-robe qui me convienne…", souligne-t-elle.
Après l’incendie dont il a été victime dans sa colocation, Romain avait décidé de faire l’impasse sur l’incident. Y penser et en parler le moins possible comme pour conjurer l’évidence et laisser au loin ce qui pourrait nous manquer. Si on n’y pense pas, alors les choses n’ont pas d’importance, n'est-ce pas ?
À l’époque, j’avais des pièces un peu trésors, des trouvailles - Marie
"Comme j’ai tout perdu, je n’ai pas voulu me rappeler de ce que j’avais. Il ne restait que des cendres de l’appartement. J’ai un sweat qui n’avait pas pris feu, mais il sentait tellement le brûlé que je m’en suis séparé, et puis c’était un rappel de ce que j’avais vécu. J’ai dû repartir à zéro".
"C’est ma machine à laver qui a pris feu et les pompiers nous ont annoncé que c’était la première cause d’incendie à Paris. L’appartement a brûlé en 10-15 minutes. On est rentrés le lendemain et l’appartement ne ressemblait plus à rien, plus de murs séparant les pièces, ça sentait le brûlé…", se souvient celui qui a vécu près de deux heures d’angoisse en se demandant si l’amie à qui il avait prêté sa chambre pour les vacances n’avait pas péri dans l’incendie. Mais aucun blessé n’est à signaler – comme pour toutes les personnes qui ont répondu à notre appel à témoignages.
À l’époque, sa garde-robe se compose principalement de vêtements pour lesquels il n’a pas d’affect, provenant majoritairement de la fast-fashion dont l'objectif est de proposer des vêtements "tendances" à bas coût pour en faire changer souvent.
Tout était sale, je n'ai pas essayé de creuser. J’avais juste envie de partir - Romain
"J’étais dans l’accumulation, je ne jetais pas grand-chose. Quelques vêtements de famille, mais aussi des trucs que j’achetais sans jamais les mettre", nous confie-t-il. Une pièce pourtant continue de lui manquer : un manteau bleu électrique en fourrure qu’il n’avait cependant jamais porté.
Parler de l’incendie lui rappelle aussi des objets qu’il avait oublié, comme cette montre appartenant à son grand-père qu’il ne portait pas non plus, car elle ne fonctionnait pas.
Romain : "Mes colocs ont essayé de déterrer ce qu’il y avait dans l’appart' et moi je n’ai pas voulu chercher des objets. Tout était sale, je n'ai pas essayé de creuser. J’avais juste envie de partir".
"La première chose que j’ai regardée, c’étaient mes boites remplies de lettres, de photos, mes bouquins... Tout a été détruit" se souvient quant à elle Lola dont l’appartement d’étudiante a brûlé en 2016 à la suite d’un incendie déclenché par sa voisine du dessous.
Si ça m’arrivait aujourd’hui ce serait une catastrophe. - Lola
"Au niveau des vêtements, comme j’étais étudiante, j’adorais plein de choses, mais ce n’étaient pas des pièces de luxe, vintage, de collection. Si ça m’arrivait aujourd’hui, ce serait une catastrophe", sourit celle qui a eu la peur de sa vie et est soulagée de n’avoir perdu que des choses matérielles.
Très vite, pourtant, elle évoque un manteau COS en laine bouillie gris clair, des Nike rose, un sweat avec des empiècements en tulle offert à Noël.
Lola : "Des choses que je n’ai pas oubliées… J’ai essayé de récupérer des affaires de l’appartement, mais j’ai fini par tout jeter, car l’odeur, celle de la suie, de la fumée, est prenante. Elle m’a suivie pendant des mois. J’avais l’impression qu’elle était incrustée dans la peau".
"L’incendie a changé mon rapport aux vêtements"
Cet article peut sembler risible à qui n’accorde pas énormément d’importance aux vêtements, ou considère pour l’instant qu’ils ne sont rien de plus que du matériel.
Comme indiqué par ces trois témoignages, il est aussi question du moment de la vie auquel l’incendie se déclare. On n’a peut-être pas tous et toutes le même amour ou la même attention envers ses vêtements à 20 ans qu’à 40 ans.
Je me souviens personnellement de ce pantalon large patte d’eph que j’ai déchiré le premier soir où je l’ai porté et le sentiment de peine et culpabilité ressenti, tout comme je maudis toujours le jour où j’ai oublié dans un train ce trench rose vintage que j'adorais.
C’est sans parler de cette pile de vêtements abîmés par ma mère qui trône toujours quelque part chez mes parents et est devenu un tabou mère-fille physique – et je l’admets, somme tout ridicule.
Pourtant, on associe souvent, sans même s'en rendre compte, les vêtements à notre identité qu’il n’est pas difficile de comprendre comment leur perte peut nous affecter.
Pendant longtemps, [...] tout ce que je possédais devait pouvoir entrer dans une valise. - Romain
"L’incendie a changé mon rapport aux vêtements", commence Romain."Pendant longtemps, il m’a été impossible de conserver des choses que je ne portais pas vraiment. Tout ce que je possédais devait pouvoir entrer dans une valise. Je ne me sens pas associé aux objets, ils sont utiles, mais ne sont pas mon identité ni un reflet de moi-même". Il ajoute : "Mais j’en reviens".
Aujourd’hui, près de dix ans après les faits, sa manière d’acheter a changé ; plus d’achats compulsifs, une attention portée sur les coupes, sur la qualité des pièces.
"Et puis il y a ce dégoût aussi, tu achètes et tu le regrettes. Est-ce que mon changement est lié à l’époque ? À l’incendie ? Peut-être un peu des deux", concède-t-il.
Lola, elle, a vu dans ce retour vestimentaire à la case départ une manière de se reconnecter avec ce qu’elle achetait. "Après l’incendie, j’ai économisé pour m’acheter ma première paire de chaussures de luxe et j’ai eu cette phase où j’ai chéri tous les vêtements que j’avais. Je l’ai un peu perdue, surtout avec Vinted."
L’incendie, je n’y pense pas tous les matins, mais je sais la valeur qu’ont les choses - Lola
Désormais, elle prête une attention particulière à ses affaires, essaye de ne pas les abîmer et se sent coupable lorsque c’est le cas.
"Je suis assez matérialiste et l’incendie a amplifié mon besoin de garder les choses longtemps, qu’elles restent tout le temps en parfait état. Mes manteaux, je les mets sous des housses, mes sacs aussi, d’autant que j’ai récupéré des choses de ma grand-mère. Et puis il y a des réflexes : je ne laisse jamais la porte de mon dressing ouvert, pour garder une protection supplémentaire. L’incendie, je n’y pense pas tous les matins, mais je sais la valeur qu’ont les choses".
Ça m’a appris cela, que les vêtements qui ont le plus de valeur sont ceux qui sont faits pour les autres, pour soi, des choses faites main. - Marie
Si le sujet de l’incendie reste difficile en famille, Marie semble quant à elle avoir pris du recul et estime que cela lui a permis de faire un grand tri et de changer sa manière de consommer.
"Je n’achète plus rien de neuf, uniquement des choses avec une histoire et un style hyper marqué", nous explique-t-elle par téléphone. "J’ai aussi appris à tricoter, car ma mère sait tricoter, ma grand-mère le savait aussi. Ça m’a appris cela, que les vêtements qui ont le plus de valeurs sont ceux qui sont faits pour les autres, pour soi, des choses faites mains en choisissant tout de A à Z. Ça me touche de savoir que je pourrais donner ça à mes neveux et nièces, aux enfants de mes amis aussi. Ce sont de belles marques d’affection et ça m’a rappelé qu’il y avait ce savoir-faire-là dans ma famille".