Il est bien loin le temps où les petites filles et pré-adolescentes faisaient une virée shopping avec leurs mères à Claire’s pour s’acheter un vernis pailleté à base d’eau et un baume à lèvre goût bubble-gum.
Le nouveau terrain de jeu des 9-12 ans ? Sephora et ses marques de cosmétiques tendance, qui les attirent comme des bonbons dans une boulangerie avec leurs packagings aux couleurs pastels. Parmi elles, on peut citer les Américaines Drunk Elephant et l’Anglaise Byoma, mais aussi celles lancées par des célébrités, à l’instar de Rare Beauty (Selena Gomez) et Fenty Beauty (Rihanna)
Ces jeunes filles en devenir biberonnées aux tutos Youtube depuis leur plus jeune âge ne se contentent pas uniquement de les regarder en vitrine : elles les achètent (même si certains produits frôlent les 100 euros) et les utilisent. Et tout comme leurs aînées, elles font des reviews et des Get Ready With Me (GRWM) filmés, diffusés ensuite sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. En France, la loi du 7 juillet 2023 instaure pourtant la majorité numérique à 15 ans. Or, l'âge moyen d'inscription sur la plateforme en 2023 était de 9 ans.
Un phénomène inquiétant qui prend de l’ampleur, et qui n’est pas si innocent qu’on voudrait nous laisser le croire.
À 10 ans, face caméra, elles déroulent leur argumentaire pour parler de l’efficacité d'un gloss
Dans une vidéo diffusée le 29 novembre dernier, une maman de deux petites files très active sur TikTok filme l'un d'elles - âgée de seulement de 9 ans - en train de faire un haul de ses nouveaux produits de beauté envoyés par le géant chinois Shein. Parmi eux, des dupes du sérum Glow Recipe à la niacinamide et du Gloss Bomb de Fenty Beauty. Au passage, on aperçoit sur la coiffeuse de celle-ci la Crème Fouettée de Drunk Elephant à base de céramides. Un cadeau offert quelques jours plus tôt par une autre maman TikTokeuse (un moment lui aussi immortalisé en vidéo).
Les vidéos comme celle-ci se multiplient depuis plusieurs mois. Des images qui - en France et ailleurs - choquent, déclenchant au passage une vague de commentaires négatifs et la diffusion de vidéos "polémiques" destinées à dénoncer cette pratique. A contrario, des internautes prennent la parole pour défendre bec et ongles ces mères, "qui ont le droit de faire ce qu'elles veulent avec leurs enfants".
Les enfants de 10 à 13 ans prennent beaucoup de place chez Sephora.
Et quand ce ne sont pas des critiques (bonnes ou mauvaises donc), ce sont les moqueries qui prennent le dessus. En témoignent les compilations d’images montrant des bandes de pré-adolescentes se ruant dans les rayons de Sephora et la destruction des testeurs à disposition des clientes. Une situation devenue affligeante pour les acheteuses plus âgées, résumée dans un post Reddit ou encore sur ce forum de discussion du site Sephora.com.
@makeupbyshab 6 year old Kassie slaying makeup better than most adults! ?? #makeup #mummyanddaughter #learnontiktok ? Mad Love - Sped-Up Version - Mabel & Speed Radio
"Les enfants de 10 à 13 ans prennent beaucoup de place chez Sephora. Ils manquent de respect aux clients et aux employés. J'ai même entendu des gens se faire insulter directement par eux. De plus, ils sont toujours en train d'abîmer les testeurs, de les vider et de mélanger différents produits. Pour les personnes comme moi qui veulent vraiment analyser un produit avant de l'acheter, c'est vraiment gênant."
Si la tendance reste encore confidentielle en France, elle explose aux États-Unis. La plupart des contenus des petites américaines concernées sont accompagnés des hashtags #tweenskincare, #tweenskincareroutine ou encore #preppyskincare. Comme de véritables influenceuses beauté, elles se présentent face caméra et déroulent leur argumentaire pour témoigner de l’efficacité d’un produit ou du rendu d’un gloss.
Un rapport au physique perturbé dès le plus jeune âge
Il ne ne s'agit pourtant pas que d'une histoire de crème saccagée ou de territoire conquis par la génération Alpha. Le principal problème avec cet engouement des très jeunes filles pour des produits de beauté, ce n’est pas tant qu’elles souhaitent les utiliser. Beaucoup d’entre nous ont joué avec le maquillage de leur mère et se sont déguisées étant petites pour ensuite capter des images avec le caméscope familial. Seule (énorme) différence : nous n’avions pas la possibilité de poster les vidéos qui auraient ensuite été vues par des millions de personnes, plus précisément d’inconnu.es.
"D’une manière générale, l’exposition des enfants sur Internet - et en particulier sur les réseaux sociaux avec des plateformes comme TikTok - est à proscrire", assène d’emblée Laurence Corroy, Professeure des universités à l'université de Lorraine, directrice de recherche au CREM, spécialisée en sciences de l’information et de la communication. Et ce pour différentes raisons.
Elles se disent qu’il faut s’occuper de leur peau le plus tôt possible, avec sans doute l’illusion qu'elles ne vieilliront pas.
Tout d'abord, au même titre que les adultes, les très jeunes filles sont elles aussi confrontées aux photos retouchées qui inondent Internet et les panneaux publicitaires. Difficile dans ces conditions de ne pas faire comme leurs aînées, et de penser qu’elles aussi ont besoin de prévenir les signes du temps avant l’heure ou de se maquiller pour être plus jolies (et on ne parle même pas des filtres qui déforment totalement leur façon de se voir telle qu’elles sont et peut à terme entraîner une dysmorphophobie).
@stevensfam It’s expensive around here ?? #girlmom #justajoke ? Pink Friday Girls - Nicki Minaj
À seulement 10 ans, Sari - interviewée par Glossy.com - explique à la journaliste Sara Spruch-Feiner utiliser des produits de beauté afin d’avoir une "meilleure" peau lorsqu’elle sera adulte. "Je ne veux pas avoir de rides ou paraître vieille. Plus tard, je veux que ma peau soit belle, qu'elle soit glowy, naturellement magnifique, sans bosses ni éruptions cutanées."
Pour Laurence Corroy, on est ici dans une gestion du corps performative très prématurée. "Elles se disent qu’il faut s’occuper de leur peau le plus tôt possible, avec sans doute l’illusion qu'elles ne vieilliront pas. Il y a un rejet systématique du vieillissement dans notre société, alors même que nous sommes dans des sociétés vieillissantes. Or, le vieillissement du corps est biologique et il est le même pour tous.tes."
Lorsque l’on sait à quel point des femmes peuvent souffrir de cette auto-gestion de leur image corporelle toute leur vie - avec des injonctions et des standards à atteindre qui n’existent pas - mieux vaut donc ne pas les y confronter trop tôt. D'autant que ce n'est pas la seule problématique associée à cette démarche.
Cyberharcèlement, détournement d’images… Ces autres dangers qui guettent les pré-adolescentes
Au-delà de l’impact que cette pratique peut avoir sur l’image de soi, il est important d’évoquer la possibilité pour ces jeunes filles d’être un jour victimes de cyberharcèlement dans la sphère proche (camarades de classe par exemple) ou moins proche (les autres internautes).
"Au collège, on est en construction identitaire avec un Moi extrêmement fragile et dont le narcissisme repose beaucoup sur la validation des pairs, explique la professeure. On est particulièrement fragile à l’opinion des autres. Aussi, on a encore une empathie assez vacillante et on a du mal à se rendre compte de l’impact négatif que l’on peut avoir sur l’autre".
Dernier argument de poids : "il ne faut pas oublier que les images d’enfants peuvent être récupérées et exploitées par des sites pédopornographiques. Ici, on est parfois dans une hypersexualisation de très jeunes filles et on met à disposition des images de celles-ci à tout un chacun", rappelle-t-elle.Des questions doivent alors se poser, notamment en tant que parents : qui va regarder, commenter ces vidéos, les récupérer, les exploiter, voire même tenter d’entrer en contact avec mon enfant ?
Laurence Corroy regrette le fait que parfois, ce sont certains parents eux-mêmes qui exposent (et exploitent) volontairement leurs enfants. "Dans cette situation, peut-on vraiment parler de consentement en termes d’exploitation de l’image de mineurs de moins de 15 ans ?", questionne l'enseignante-chercheure. Et d’ajouter : "Il ne faut pas oublier que ces vidéos peuvent être exhumées d’Internet des années après et leur nuire"
Des questions doivent alors se poser, notamment en tant que parents : qui va regarder, commenter ces vidéos, les récupérer, les exploiter (...)
Selon Laurence Corroy, "la plupart du temps ce n’est pas une question de parents irresponsables, mais plutôt de parents qui ne sont pas assez au fait des risques qui sont bien réels sur les réseaux sociaux." Il est donc important de ne pas faire n’importe quoi, à n’importe quel âge. "Il faut faire les choses au bon moment, dans de bonnes conditions et avec un accompagnement", résume sur ce point notre experte.
Si c’est gratuit, c’est que l’enfant est le produit
Les marques, elles, se sont trouvées une nouvelle cible juteuse à exploiter.
Face à son succès auprès des enfants, Drunk Elephant affirme par exemple dans un post Instagram que "nombre de [ses ] produits sont conçus pour toutes les peaux, y compris les enfants et les pré-adolescentes." La marque fournit même la liste complète de ceux qu’elles peuvent utiliser, et la routine skincare qu’il convient d’appliquer.
Une prise de parole qui n’est pas du goût de tous.tes, comme le montrent les commentaires désapprobateurs accompagnant la publication : "RIEN de tout cela n’est approprié pour les enfants" ; "Aucun enfant n'a besoin de soins pour la peau, mais malheureusement les réseaux sociaux les convainquent qu'ils en ont besoin" ; "Beaucoup de ces ingrédients ne sont pas adaptés à des peaux non matures. Je suis formulatrice de produits cosmétiques. C'est de la folie".
Flairant le bon filon, Liah Yoo, une créatrice de contenus beauté de 34 ans, incite dans un post le géant Sephora à saisir cette aubaine : @sephora a beaucoup d'opportunités pour répondre aux besoins de cette nouvelle génération, et il en va de même pour nous en tant que créateurs et marques. Si vous êtes un créateur de contenu, c'est le moment idéal pour éduquer les plus jeunes sur la façon de créer une routine de soins de la peau douce." Certes, la démarche se veut bienveillante et pleine de sororité, mais elle n'est encore une fois pas désintéressée. Surtout lorsque l'on sait que TikTok compte plus de 1,2 milliard d'utilisateur.rices dans le monde.
Pire, dans les rayons des magasins de jouets, on constate la multiplication des kits pour devenir baby influenceuse. Ring light, palettes de maquillage, support pour téléphone... De vrais outils sont mis à disposition des plus jeunes. Ici, pas question de jouets "pour faire semblant". Équipées pour réaliser leurs contenus, elles n'ont plus qu'à s'appliquer des crèmes et autres fards à paupières face caméra pour devenir des influenceuses beauté comme les autres. Sauf que la peau d'une enfant n'est pas celle d'une adolescente ou d'une adulte.
A-t-on vraiment besoin d'un anti-rides à 10 ans ?
La question se pose : est-ce que les enfants doivent avoir la même routine skincare que les adultes ? Bien évidemment, la réponse est non. Mais, il y a un mais.
"Le fait de commencer à prendre soin de sa peau tôt n’est pas mauvais sur le plan dermatologique et éducatif, nuance la Dre Marie Jourdan, dermatologue. Beaucoup d’enfants peuvent avoir la peau sèche, qui tiraille... donc ils peuvent tout à fait utiliser une crème hydratante. Avoir une 'routine' n’est pas un mauvais enseignement. Elle est même obligatoire quand l’enfant a une peau atopique par exemple. On lui apprend à ne pas se frotter la peau sous la douche, à utiliser des soins adaptés, à tapoter sa peau avec sa serviette à la sortie de la douche, à mettre de la crème : c’est une routine thérapeutique."
Pour l’experte de la peau, il est essentiel de faire la distinction entre l’utilisation d’une crème hydratante ou un soin solaire et les cosmétiques, qui ne sont pas nécessaires - voire dangereux - pour la bonne santé cutanée des enfants. Exit donc rétinol et autres acides, déjà très irritants pour une peau mature. "En dermatologie, lorsque l’on prescrit de l’acide glycolique ou du rétinol - qui vont attaquer l’épiderme chimiquement - à une maman, on lui spécifie bien qu’elle doit éviter d’embrasser ou de coller son visage à la peau de son bébé", précise l'experte. Et en ce qui concerne les anti-âge, ils ne risquent pas de faire beaucoup d’effet sur une peau… qui n’a pas de rides.
Avoir une 'routine' n’est pas un mauvais enseignement. Elle est même obligatoire quand l’enfant a une peau atopique par exemple.
Avant 9 ans, l’enfant peut utiliser une crème hydratante qui fait visage et corps en même temps. De nombreuses marques comme Mixa, Avène ou encore Bioderma, proposent d’ailleurs des produits “pour toute la famille”, un bon moyen de partager la même routine skincare. Entre 9 et 12 ans, une tranche d’âge durant laquelle une modification du type de peau et une activation des glandes sébacées s’opèrent, les pré-adolescentes peuvent commencer à introduire cette idée de crème unique pour le visage : hydratante ou anti-imperfections.
Enfin, prendre soin de sa peau peut aussi constituer un moment privilégié, de transmission, entre parent et enfant. Si tant est qu’il reste bien sûr dans la sphère privée et ne soit pas réalisé en live sur TikTok un samedi matin.