Quel est le point commun entre Karl Lagerfeld, Rick Owens, Yohji Yamamoto, Riccardo Tisci, Azzedine Alaïa et Tom Ford ? Outre un prodigieux talent et une carrière significative dans l’industrie de la mode, ces personnalités aux univers résolument différents partagent un goût prononcé pour les vêtements de couleur noire.

En effet, ces créateurs, reconnus dans le monde entier pour avoir impulsé des tendances majeures, s’habillent (ou s’habillaient) presque exclusivement, et presque tous les jours, dans la tonalité la plus sombre du nuancier. Des pieds à la tête. Été comme hiver.

Et ce n’est pas une manie réservée aux grands designers. Un simple coup d’œil aux abords des défilés, dans les rédactions de magazines ou dans les studios de création des grandes maisons suffit à confirmer qu’une majeure partie des personnes travaillant dans l’industrie de la haute couture ou du prêt-à-porter optent le plus souvent pour des vêtements noirs. 

Mais pourquoi une telle prédilection pour une couleur qui semble, à première vue, moins synonyme de créativité que de morosité ?

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Le noir, gage d’autorité silencieuse

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Pour le comprendre, il faut revenir brièvement sur l’histoire du noir et, plus précisément, sa signification socio-culturelle à travers les âges, notamment dans les cultures occidentales. En fait, le noir a toujours occupé une place à part.

Comme le relate Michel Pastoureau dans son encyclopédique Noir, histoire d'une couleur, cette nuance devient, dès le XVe siècle, celle du deuil et de la puissance, notamment à la cour de Bourgogne sous Philippe le Bon, ce dernier ayant fait de cette teinte un symbole de rigueur et de noblesse.

Une influence qui s’étendra le siècle suivant à l’Espagne de Charles Quint et se diffusera dans toute l'Europe aristocratique. Le noir incarne alors une forme d’autorité silencieuse, un statut social distinct qui, d’une certaine manière, perdure encore aujourd'hui, des créateur-rice-s comme Cristóbal Balenciaga, Yves Saint Laurent, et bien entendu Gabrielle Chanel ayant fait de ce ton le manifeste d’une élégance ultime, conjuguant autorité et sophistication au service d’une certaine idée de la puissance féminine.

Même Christian Lacroix, créateur célèbre pour ses explosions de couleurs, reconnaîtra au détour d’une interview à l’AFP que le noir "camoufle les défauts de coupe" et confère "une certaine noblesse" à n'importe quelle silhouette.

D’ailleurs, avec la révolution industrielle, le noir devient plus accessible, mais pas moins prestigieux. En effet, si les élites bourgeoises de l'époque victorienne le plébiscitent, c’est pour sa capacité à masquer les salissures dans les villes enfumées par les usines, comme le rappelle John Harvey dans sa propre Story of Black.

Mais cette dimension pratique se conjugue à une nouvelle symbolique sociale : le noir n’est plus seulement la couleur du pouvoir, c'est aussi celle du travail bien fait. Le port de vêtements noirs reflète ainsi une certaine forme de sérieux, de professionnalisme, une caractéristique qui trouvera écho des décennies plus tard dans l’univers de nombreux-euses créatif-ive-s dont ce sera l'uniforme chromatique.

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Le noir, une armure vestimentaire

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Dans une industrie où chaque détail est analysé, disséqué et jugé, porter du noir ferait aussi office de protection psychologique. Selon la chercheuse Dakota McCoy, biologiste de l’évolution à Harvard, le noir permettrait de "créer une barrière entre soi et le monde extérieur" en absorbant la lumière et en évitant ainsi de focaliser l'attention sur les imperfections ou les détails non désirés.

Cette teinte devient alors un outil essentiel pour cultiver le mystère, contrôler son image et instaurer une certaine distance avec le reste du monde. Un rôle protecteur primordial pour les créateur-rice-s qui naviguent dans un univers professionnel où la pression du regard extérieur se révèle permanente, mais qui souhaitent également préserver coûte que coûte leur créativité.

C’est le cas des designers comme Rei Kawakubo, fondatrice de Comme des Garçons, qui utilisent le noir comme une base créative pour mieux mettre en lumière la conception de leurs vêtements, sans (se) laisser distraire par leurs propres looks ou les émotions éphémères provoquées par les couleurs. "Le noir est paresseux et facile — mais mystérieux", résumait Yohji Yamamoto dans une interview à l'International Herald Tribune en 2000, ajoutant que le noir a le mérite de "rendre les choses plus nettes".

Enfin, plus qu’une couleur de protection, le noir reste sans conteste le symbole d'une rébellion discrète contre les excès de la norme imposée et des codes sociaux. Dès les années 1980, il est adopté par les sous-cultures gothiques, punk, grunge et autres mouvements underground en tout genre.

Une dimension iconoclaste dont l’univers du luxe moderne se saisit dès le début du siècle, à commencer par Gabrielle Chanel qui, avec sa "petite robe noire" créée en 1926, transgresse les règles stylistiques en vigueur pour mieux les définir. Quitte à se l’approprier elle-même et à faire du noir un statement à part entière.

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Le créateur Riccardo Tisci salue à la fin d'un défilé Givenchy en 2017 à Paris

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Deux invitées du défilé Stella McCartney automne-hiver 2024-2025 vêtues de total looks noirs à Paris

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La créatrice Rei Kawakubo à la sortie du défilé Balenciaga homme automne-hiver 2017-2018 à Paris

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Une invité du défilé Amiri printemps-été 2025 vêtue d'un smoking noir à Paris

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Le créateur Tom Ford dans les rues de Los Angeles en 2016

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Deux invitées du défilé William Fan printemps-été 2025 vêtues de total looks noirs à Berlin

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Le créateur Yohji Yamamoto salue à la fin d'un de ses défilés en 2019 à Paris

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