À chaque Fashion Week c’est la même chose. Des visages sombres, des regards fixes, des lèvres fermées comme cousues d’un fil invisible et la même question qui traverse l’esprit des spectateur-rice-s : mais pourquoi les mannequins font-elles la g**** ? Pourquoi ne se fendent-elle (presque) jamais d’un sourire lorsqu’elles déambulent sur le catwalk ? C’est vrai ça. Elles semblent avoir le meilleur job de la Terre, à savoir porter des tenues de luxe à longueur de journée et bénéficier d’une génétique à laquelle n’a pas eu le droit le commun des mortel-le-s. Et pourtant, la même expression impassible, voire une mine littéralement renfrognée, s’affiche sur leur visage, défilé après défilé.
Les yeux rivés sur les vêtements
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n’est pas parce qu’elles sont de mauvaise humeur, ni parce qu’elles souffrent en silence dans des chaussures qui ne sont pas à leur pointure. En réalité, cette absence de sourire est volontaire, elle fait partie de leur job.
C’est du moins ce qu’expliquent certaines mannequins : "On m’a dit qu’un sourire détournerait l’attention des vêtements", explique Victoire Maçon-Dauxerre, ancienne mannequin, dans son ouvrage biographique Jamais assez maigre. En fait, les créateur-rice-s souhaiteraient que leurs vêtements soient le point central du défilé, le show étant généralement conçu comme une performance dans laquelle la mode est l’actrice principale, tandis que celle qui la porte est reléguée au second plan.
Une approche déjà confirmée en 2007 par Didier Grumbach, ancien président de la Fédération française de la couture, qui déclarait à l’agence Reuters : "Quand elles sourient, on regarde leur sourire. Quand elles ne sourient pas, on regarde les robes. C'est probablement mieux pour les robes."
Et comme le souligne Vanessa Friedman, critique mode au New York Times, si certaines maisons, comme Giorgio Armani, peuvent demander à leurs mannequins d'avoir l'air enjoué à certaines occasions, ce mouvement des lèvres reste minutieusement maîtrisé pour ne pas éclipser l'essentiel : les vêtements eux-mêmes.
De l’ère des supermodels à la généralisation des "porte-manteaux"
Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas. "Dans les années 1960, les mannequins souriaient, dansaient et bougeaient beaucoup", souligne l'historienne de la mode Lydia Kamitsis dans un article de L’Express, qui rappelle aussi que dans les années 1980-1990, à l'époque des supermodels comme Cindy Crawford, "les mannequins avaient une personnalité qui devait s'exprimer". En France, ce sont les passages enchanteurs d'Ines de la Fressange, éclatante de joie et de légèreté, ou les moues mutines de Laetitia Casta qui ont marqué les esprits.
Une tendance au glamour, à la féminité exacerbée à laquelle l’arrivée de marques minimalistes comme Yohji Yamamoto et Comme des Garçons, ainsi que l’apologie de l’esthétique dite heroin chic a mis un net coup d'arrêt, érigeant une beauté froide, désincarnée, loin des sourires éclatants de ses prédécesseuses.
"Les mannequins tout à coup ont commencé à avoir une attitude un peu uniforme et inexpressive" (...). Elles sont considérées comme des porte-manteaux", renchérit l’historienne dans ce même article. Une esthétique sombre qui s’inscrirait en réponse au bling bling des années précédentes, marquant un virage vers une représentation plus brute et moins glamour de la beauté au féminin.
L’incarnation de la femme puissante
Pour l'anthropologue Leyla Neri, directrice de la mode à l'école The New School Parsons Paris, le sourire a quitté les podiums avec l'émancipation de la femme et l'influence dans les années 1960 de "femmes qui font la gueule", comme Brigitte Bardot, Françoise Hardy ou Jane Birkin.
"À partir de là, les mannequins ont commencé à beaucoup moins sourire, à être plus androgynes, à marcher plus droit", décrit-elle à l’AFP, dans un article publié par le site Fashion Network. Selon elle, cette nouvelle tendance sur les podiums venait incarner symboliquement la fin de "l'idéal de la femme parfaite, celle qui sourit toute la journée comme sur les publicités américaines. C’est aussi dès les années 80, l’apogée de la working girl et de son fameux power dressing qui, selon Leyla Neri, incitent les mannequins à adopter un air "dur, masculin et combatif" marchant "à grands pas" avec leurs "épaules larges".
Aujourd’hui encore, dans les backstages des défilés, des mantras sont placardés un peu partout pour rappeler aux tops leur mission : marcher avec assurance et régner sur le catwalk. C’est le cas de la plupart des créateur-rice-s, qui n’hésitent pas à motiver leurs mannequins avec des phrases comme "dominez les lieux" ou "marchez avec détermination", d'après un article du New York Times.
Le sourire devient alors non seulement désuet, mais presque déplacé dans cet univers où la mode se veut sérieuse, quasi ascétique, et le mannequinat un exercice dominé par le contrôle de soi.
L’art de la distinction sociale
En effet, si les mannequins ne sourient pas, c'est aussi parce que cette attitude froide et distante est devenue un véritable code de force au fil des siècles. Leyla Neri explique en effet que cette neutralité faciale s'inspire directement des portraits aristocratiques européens.
"Dans ces portraits royaux, l'absence de sourire traduisait le pouvoir et la maîtrise de soi", note la spécialiste. Pour les mannequins, adopter une expression impassible revient à incarner cette idée de contrôle total, que ce soit sur leur propre image ou sur les vêtements qu'elles portent. Cette froideur devient alors un symbole d’autorité et de distinction sociale, contribuant de facto à préserver le statut élitiste de la maison de couture qui présente ainsi ses vêtements.
Une hypothèse que confirme Vanessa Friedman. La journaliste explique que, dans l’univers de la mode, le sourire s’est mué au fil des décennies en signe faiblesse, de relâchement. Un geste finalement trop humain, trop accessible, qui rapprocherait la mannequin du ou de la spectateur-rice et créerait une forme d’empathie contraire à cette mise à distance requise par l’essence même du luxe, du moins dans sa forme la plus capitaliste.
Briser les codes
Car si cette rigueur semble régner en maître, certains designers et maisons de luxe indépendantes, comme Jean Paul Gaultier, n’ont jamais hésité à briser les codes en envoyant des mannequins souriant sur le podium, transformant ses shows en véritable parade joyeuse.
Et, incroyable mais vrai, ça n’a pas du tout détourné l’attention des vêtements. Ou quand le sourire sublime la personne qui porte l'œuvre du styliste. Et la rend plus désirable que jamais.