En quête d'une paire de sneakers pour un trail en montagne ou d’une robe pour un mariage à Londres au printemps ? Il suffit de "discuter" avec le nouveau chatbot de Zalando, dopé à l’intelligence artificielle, pour se voir suggérer des pièces affinées en fonction de l’historique des commandes et de la météo. Vestiaire Collective s'y est mis également pour répondre aux 45 % des recherches plus complexes qu’un simple nom de marque ou qu'une catégorie de produits.
Ce n'est que le début. D’ici peu, les griffes pourraient proposer à chacun-e une version sur mesure de leur site Internet, en fonction de ses centres d’intérêt. Un conseiller virtuel personnel aiguillerait les client-e-s en tenant compte de leurs derniers achats. Ils ou elles pourraient scanner depuis leur dressing tel pantalon d’une ancienne collection pour en connaître l’histoire ou estimer sa valeur de revente.
À la vitesse à laquelle se développe l'IA, ces scénarios d’anticipation pourraient arriver très prochainement sur les écrans.
Un nouvel outil au service de l'industrie de la mode
Car Chatgpt, développé par Openai, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il existe d'autres programmes (Lensa AI, Midjourney) et bien d’autres applications qui résolvent d’ailleurs autant de problèmes qu’elles ne soulèvent de questions. Regroupant 95 maisons de luxe françaises, le Comité Colbert vient de publier une étude sur le sujet avec Bain & Company : 41 % des membres interrogés font de l'IA l'une de leurs priorités stratégiques pour les trois prochaines années.
Prédiction des volumes de vente, gestion des stocks, meilleure connaissance des client-e-s, création de contenu marketing... S'il lui a fallu du temps pour se mettre à l'e-commerce, l’industrie a été l’une des premières à se positionner sur le métavers et le Web3 avec les NFT.
"Même si ces deux vagues sont retombées, le luxe conserve cette volonté de ne pas rater ce train de la technologie et de garder une vigilance absolue", observe Bénédicte Épinay, déléguée générale du Comité Colbert. "L’intelligence artificielle analytique s’impose déjà dans le domaine opérationnel comme la gestion des stocks et les interactions avec les client-e-s, car les bénéfices immédiats sur le business sont bienvenus dans ce contexte économique plus tendu."
Un cas concret ? Une marque lance un nouveau modèle de sac en cuir rouge. À Bordeaux, l’accueil est mitigé, alors qu’à Cannes, le produit cartonne, mais les client-e-s préfèrent une nuance plus sombre. "Il y a cinq ans, 17 jours étaient nécessaires pour remonter les signaux de ventes aux ateliers de production. L’intelligence artificielle et nos algorithmes permettent de le faire en moins de trois jours", affirme Franck Le Moal, directeur de l’information et de la technologie chez LVMH. "Cela offre la possibilité d’ajuster notre production quasiment en temps réel, de mieux positionner nos stocks, d’éviter l’achat inutile de matières et donc les invendus."
Aujourd’hui, les 6 000 boutiques et 60 000 vendeur-euse-s du groupe français conseillent les client-e-s muni-e-s d’un smartphone servant à accéder à l’historique des achats et à affiner les propositions. "La technologie apporte de la valeur complémentaire et de la pertinence, mais elle ne remplacera jamais l’être humain", précise Franck Le Moal.
Des images fashionably artificielles
Autre domaine d'utilisation prisé par l'industrie de la mode : la création d’images. Claudie Pierlot a lancé sa première campagne réalisée avec l’IA. Le sac à main Anouck est ainsi mis en scène au milieu de croissants dans une boulangerie ou dans un Caddie plein de légumes au milieu d’un supermarché. Avant elle, d’autres marques s’étaient prêtées au jeu, comme Valentino pour sa collection Essentials avec l’artiste spécialisé dans l’IA Vittorio Maria Dal Maso.
Quant à Lacoste, la marque au crocodile a célébré en 2023 ses 90 ans avec des images créées grâce à de l’IA générative pour raconter l’histoire de son fondateur. "Il existe deux principaux types d’intelligence artificielle : l’analytique, qui utilise des données structurées pour réaliser des analyses prédictives, et la générative, qui se sert de diverses sortes de données comme des textes, images ou vidéos à des fins de création de contenus", synthétise Mathilde Haemmerlé, associée en charge du pôle luxe chez Bain & Company.
À l’Institut français de la mode (IFM), la professeure Giovanna G. Casi Miro travaille sur ces questions depuis une quinzaine d’années. "L’intelligence artificielle peut aider à la création, mais elle ne sera performante que si elle est nourrie par un-e professionnel-le de la mode. Difficile de générer une collection intéressante s’il n’y a pas de répertoire, pas de code, pas d’identité, pas d’histoire à raconter", remarque-t-elle. La technologie s’est infiltrée dans la gestion des stocks, la traduction de fiches produits comme le déploiement d’une campagne pour les réseaux sociaux, mais a du mal à passer les portes du studio créatif du monde du luxe.
Si Moncler vient de lancer, dans le cadre de sa collection RE/ICONS, une réinterprétation IA de sa doudoune emblématique Verone, sept marques du Comité Colbert sur dix se déclarent plutôt opposées à son intégration dans la direction artistique. "Elle pourra servir à l’accélération du processus de visualisation, à l’enrichissement des inspirations, au choix de matières, au contrôle qualité, au respect des standards d’excellence. Mais elle ne remplacera pas la direction artistique, affirme Mathilde Haemmerlé. Dans le secteur du luxe, cette ligne rouge n’a pas vocation à être franchie."
Pour les autres marques, celles qui ne misent pas sur la personnalité d’un créateur démiurge, la technologie pourrait pourtant faire des miracles. Cet hiver, The Kooples a lancé une collection générée par l’IA, réalisée trois fois plus vite grâce à la start-up française IMKI. "Nous avons entraîné un réseau de neurones avec des techniques de stylisme et de modélisme, mais également les attributs de la marque et son ADN glam rock. Entre l’esquisse et le prototype, il a fallu deux semaines, là où quatre mois peuvent être nécessaires", explique Frédéric Rose, fondateur d’IMKI, qui collabore aussi avec Jules et Ba&sh.
Une fois le logiciel nourri par un univers de marque, il peut générer 150 modèles de sacs à main en trente minutes. "Aux étudiant-e-s en école de mode paniqué-e-s, je réponds que l’œil d’un styliste reste indispensable pour piloter l’IA, mais aussi la nourrir afin de continuer à générer des pièces intéressantes. Si elle n’est pas alimentée, elle finira par tourner en boucle."
L’IA pourra servir [...] au respect des standards d’excellence; mais elle ne remplacera pas la direction artistique. Dans le luxe, cette ligne rouge n’a pas vocation à être franchie.
Morale de l'histoire : sans humain, pas d'intelligence artificielle performante. Si la dénommée "AI Fashion Week", un concours de mode lancé en 2023 et basé sur des collections créées avec l’IA, montre un aspect démocratique de la technologie, de nombreuses questions se posent encore, sur l'empreinte environnementale numérique, la gestion et la sécurité des données, les risques liés à la propriété intellectuelle. Des freins pour 30 % des maisons du Comité Colbert.
"Elles y vont prudemment, car le droit en la matière n’est pas encore construit. Il évolue en même temps que la technologie", note Bénédicte Épinay. Par ailleurs, le cabinet McKinsey estime que d’ici à 2030, le recours à l’IA générative pourrait servir à automatiser près de 30 % des heures travaillées en Europe. "Les employé-e-s craignent de se faire remplacer, de ne plus être performant-e-s par rapport à la machine et spécifiquement dans la mode, de perdre le monopole humain de la créativité", note Eva Ohayon, professeure à l’IFM passée par HEC Paris et Polytechnique.
"Mais l’intelligence artificielle reste un outil qui demande des compétences de "prompt" (engineering – ou ingénierie de requête, ndlr), donc des savoirs littéraire, syntaxique, sémantique, symbolique et artistique pour trouver les mots justes, les bonnes références visuelles..." poursuit l'enseignante.
Dans l’industrie de la mode comme dans tout autre secteur, c’est une révolution qui façonne notre environnement à nos goûts. "Si chacun reste dans sa zone de confort en vivant dans une bulle customisée, comment faire évoluer collectivement la société ?", se demande Giovanna G. Casimiro de l'IFM.
En 2024, un rapport de Goldman Sachs affirmait que l’industrie technologique s’apprêtait à dépenser 1 000 milliards de dollars pour développer l’IA au cours des prochaines années... Tout en s’interrogeant sur les bénéfices réels de cette technologie. Une bonne question à poser à ChatGPT ?