Avant de faire la fortune des Nana Benz, de s’inviter dans les collections de Dior (défilé croisière 2020) et de mettre des couleurs dans la garde-robe d’Anna Wintour, le wax a entrepris un long trajet, passé, entre autres, par l’Indonésie, la Hollande et le Ghana. Souvent perçu comme l'emblème de "la mode africaine", il témoigne de l’histoire coloniale et est devenu un moyen d’expression inventif. C’est ce qu’a raconté Soloba Diakité Hededzi à Marie Claire, quelques heures avant l’inauguration de l’exposition Wax qui se tient au musée de l’Homme jusqu'au 7 septembre 2025. Cette historienne de l’art et enseignante à l’école du Louvre est l’une des commissaires scientifiques de cette passionnante rétrospective.
Marie Claire : Quelle est la genèse de cette exposition ?
Soloba Diakité Hededzi : Elle a pour but de montrer l’histoire du wax, un tissu très présent dans l’univers occidental depuis quelques années. Aujourd’hui, il est partout : dans la mode comme dans les arts décoratifs. Alors, qu’est-ce que le wax ? D’où vient-il ? Est-ce un textile traditionnel africain ? Si oui, en quoi est-il africain ? Cette exposition permet de comprendre comment ce tissu est devenu, au fil des années, un tissu interculturel.
D’où vient le wax ?
Pour commencer, le mot wax signifie "cire" en anglais. Ce que les gens connaissent moins, ce sont ses origines asiatiques. L’ancêtre du wax est un batik javanais, d’Indonésie, donc. À l’origine, il était confectionné par les femmes. Elles utilisaient un instrument appelé le "canting". Elles mettaient de la cire dans ce petit réservoir en forme d’entonnoir qu’elles maintenaient à température ambiante et elles dessinaient des motifs à la réserve des deux côtés d’un tissu en coton.
Concrètement, lorsque le colorant était appliqué sur la cotonnade, il teignait seulement les parties sur laquelle la cire n’avait pas été apposée. Celle-ci était ensuite retirée, puis une autre couche était ajoutée sur le tissu qui était teint à nouveau et ainsi de suite. C’est la multiplication de ces différentes étapes qui permettait d’aboutir à un textile javanais très précieux appelé batik tulis. Parfois, une année entière était nécessaire pour le réaliser.
Quand apparaît cette technique du batik ?
En réalité, nous ne savons pas quand elle apparaît, parce que c’est une technique qui n'existe pas seulement en Indonésie. Elle est présente dans l’Égypte pharaonique, en Chine, en Inde, en Afrique… Les Néerlandais apprennent l’existence de ce tissu à Java [au XIXe siècle, l’Indonésie est une colonie hollandaise que l’on appelle alors les Indes orientales, ndlr] et décident de mécaniser cette technique artisanale. C’est là que l’histoire du wax dit "africain" débute, puisque le batik javanais est son ancêtre.
Comment commence l'industrialisation de ce textile ?
Jean-Baptiste Prévinaire, un entrepreneur belge, dépose un brevet pour la javanaise, qui marque le début de la mécanisation du batik à des fins industrielles. Les premiers qui sont produits présentent une iconographie asiatique, parce qu’au début, l’idée est de copier le batik javanais.
Ensuite, le marchand écossais Ebenezer Brown Fleming développe plus de 200 motifs entre 1895 et 1912. Ce commerçant a eu l’intelligence, pour plaire à ses client-e-s, de mettre des motifs africains dans ses textiles. Certains existent toujours aujourd’hui, comme le motif appelé "Coquillage" en Côte d'Ivoire ou "Escargot hors de sa coquille" au Togo. Inspiré de la culture indonésienne, il figurait initialement les ailes de l’oiseau Garuda, la monture du dieu hindou Vishnu. Sur les tout premiers batiks industriels, la représentation de ces ailes était très claire. Mais petit à petit, il a évolué et a été schématisé pour devenir tel qu'il est aujourd’hui.
C’est ce que nous voulions montrer, avec cette exposition : le wax n’est pas un textile traditionnel africain, mais il est devenu africain.
À partir de quand les industriels exportent ce tissu ?
Il faut savoir que le batik industriel n’a jamais été destiné aux Européen-ne-s. Et les populations asiatiques ne l’ont pas accueilli avec l’enthousiasme escompté.
Sur le continent africain, il arrive dès les années 1880 par la porte de l’actuel Ghana qui était une colonie britannique, la Gold Coast.
Au début, les Européens s’attachent à produire des textiles pour plaire aux élites qui ont les moyens de se les procurer et qui ont l’habitude de porter des étoffes riches, comme le kenté [tissu ghanéen composé de bandes de soie et de coton, ndlr]. Il s’agit d'une étoffe extraordinaire, avec des techniques de trames supplémentaires très compliquées. Ces Africain-e-s sont habitués au luxe, et justement, les premiers batiks industriels sont des produits luxueux.
Quand est-ce que des pays africains se l’approprient économiquement ?
Le wax est un textile qui a été créé dans un contexte colonial. La majorité des pays africains ont pris leur indépendance en 1960, donc à partir de ce moment-là, il commence à y avoir des industries étatiques qui produisent du wax.
Qu'en est-il en 2025 ?
Aujourd’hui, Uniwax appartient à un grand groupe hollandais, mais produit toujours du made in Africa. Le wax y est dessiné par des designers africain-e-s avec un coton qui est produit et transformé dans la sous-région et qui est ensuite imprimé en Côte d’Ivoire.
On peut aussi citer la Sicam au Cameroun, qui dans les années 60, crée des textiles, puis est nationalisée dans les années 80 et aujourd’hui, relance sa production.
Quel est le rôle joué par les Nana Benz dans la popularisation de ce textile ?
Ces femmes ont commercialisé le wax dès les années 50, après avoir découvert cette matière à Accra, au Ghana. Mais leur âge d’or commence en 1960. À cette époque, le wax est pleinement commercialisé par ces milliardaires qui approvisionnent alors les marchés jusqu'en Afrique centrale. Elles ont même participé, pour certaines, à l'élaboration de motifs.
À l’époque, Vlisco commercialisait la majorité du wax hollandais. L’entreprise a reçu ces femmes avec beaucoup d’honneur et est allé jusqu’à créer un wax en hommage aux Nana Benz.
Il est important de préciser qu’ici, "Nana" n’a pas la même signification qu’en français. Dans le jargon, la nana est la mère, la grand-mère, c’est un titre honorifique. Et le suffixe "Benz" évoquait les Mercedes dans lesquelles elles se déplaçaient.
Un peu de sémantique... Quelles sont les différences entre le fancy, le wax, le superwax ?
Ce qui fait la beauté du wax hollandais, c’est qu'il résulte d'une technique très complexe. Sur ce textile, il n’y a ni envers ni endroit. Et puis le tissu vit, c’est-à-dire que le motif n’est pas égal tout au long du métrage. Cette imperfection le rend parfait. C’est un produit luxueux, long à réaliser, qui nécessite jusqu’à 27 étapes de fabrication.
Le wax hollandais classique a un coût, le superwax est encore plus cher. Il est aussi possible de lui ajouter des effets métallisés pour qu’il soit encore plus somptueux; il atteint alors des prix très importants.
À l’inverse, le fancy est un textile qui est produit en très grandes quantités. Il est souvent utilisé pour confectionner les uniformes des écolier-ère-s, dans le cadre des campagnes présidentielles, dans le domaine religieux, pour vêtir de nombreuses personnes en même temps.
Certain-e-s disent que le fancy n’est pas du wax et iels ont raison, parce que techniquement, le wax nécessite de la cire ou de la résine, alors que le fancy est un imprimé, généralement sur une seule face, qui se répète sans variation.
Il existe aussi des milliers de motifs différents…
Lorsqu’un wax est produit, un numéro d’inventaire lui est attribué. Ce n’est qu’ensuite qu’un nom lui est donné, parfois à la suite d’un événement. Par exemple, quand le 44e président américain se rend au Ghana, en 2011, avec son épouse Michele Obama, un motif est baptisé "Le sac à main de Michele Obama" en l'honneur de cette dernière.
De manière plus générale, certains textiles reflètent la vie conjugale ou les rivalités entre coépouses dans un contexte polygame. Il y a par exemple "L’œil de ma rivale" : là le message est clair. Ou encore "Flytox", qui signifie "Je vais pulvériser les yeux de ma rivale" qui a intérêt à bien se tenir ! Il y a aussi des motifs qui sont en lien avec des événements difficiles sur le plan économique, comme ce wax appelé "Dévaluation" pour faire écho à la dépréciation du franc CFA dans les années 90.
Le wax parle de la vie des femmes, de la politique, du quotidien et ses noms ne lui sont pas donnés au hasard.
Donc le wax est un moyen de communication ?
Oui, exactement. C’est un tissu qui porte du texte.
C’est intéressant d’avoir cette approche. Dans la culture africaine, les textiles peuvent raconter quelque chose ou protéger celleux qui les portent. C’est une autre forme d’écriture.
Il y a beaucoup de créateur-rice-s africain-e-s qui sont lassé-e-s d’être réduit-e-s au wax. D’autres qui ne veulent pas être associé-e-s à ce textile issu de la colonisation…
C’est une matière qui a été créée dans un contexte colonial, mais qui a aussi un enjeu commercial, parce qu’elle a engendré toute une économie locale dans la sous-région. Il y a aujourd’hui des familles entières qui vivent du commerce du wax.
Mais je peux comprendre que, des designers refusent de le travailler. Parce que quand vous lisez sur Internet une phrase comme : "Le wax, ce textile traditionnel africain", c’est, d'une part, faux et cela fait de l’ombre aux vrais textiles africains qui résultent de tout un savoir-faire et risquent d’être perdus. Donc certain-e-s pensent que le wax est en train d’occulter des techniques qui existent sur le continent. Et préfèrent mettre en avant ces savoir-faire. Exactement comme les maisons de luxe qui sauvent les métiers d’art en reprenant des ateliers de plumassiers, de brodeurs, de denteliers...
Maintenant, oui, c’est un textile colonial parce qu’il a été créé dans un contexte colonial, c’est une réalité. Le taxer de textile colonial dans la manière dont il a été adopté, cela dépend d’où l’on se situe. Le but de cette exposition, justement, est de montrer les racines de ce tissu. Comment, à différents moments, des personnes ont volontairement choisi de le porter, comment il a été adopté par les Africain-e-s…
Il faut rester sur un terrain d’apaisement, connaître l’histoire de manière objective pour mieux comprendre comment ce textile est devenu, par la force des choses, une identité africaine. Au sein de l’exposition, il y a par exemple une œuvre de Sinzo Anza, La Toile. Pour parler d’immigration, qu’a-t-il choisi ? Du wax.
Je pense aussi à l’installation de Barthélémy Toguo sous la pyramide du Louvre, il y a quelque temps. Pour évoquer ces hommes et ces femmes, ces enfants qui prennent la mer, pour figurer ces populations africaines en mouvement, qu’a-t-il pris ? Du wax. On ne peut pas le réfuter, il est là, mais il ne doit pas occulter les textiles africains.
Le milieu de la mode parle beaucoup, ces dernières années, d'appropriation culturelle. En sachant l'histoire du wax, le contexte colonial avec lequel il a été introduit, ses origines indonésiennes… Considère-t-on aujourd’hui qu’il est victime d’appropriation culturelle ?
La question de l'appropriation culturelle est une affaire complexe et dépend d'où est-ce que l’on se situe, du rapport que l'on entretient avec le textile. Si je considère que celui-ci n'est pas africain, la problématique d'appropriation culturelle ne se pose pas.
Mais si je considère qu'il fait partie de mon identité et que la colonisation a déjà pris beaucoup de ma culture, c’est là que cela devient un problème.
Car dans cette notion d’appropriation culturelle, il y a aussi une notion de domination. Les personnes pour qui le wax constitue une part importante de leur identité et qui ont un rapport complexe avec l’histoire coloniale peuvent se sentir de nouveau dominées parce que des designers s’approprient et font du profit sur un textile qui ne leur appartient pas… Surtout si ces dernier-ère-s bâtissent leurs créations sans mentionner qu'iels s'appuient sur une identité africaine et à la place, se l'attribuent.