“Les cordonniers et les retoucheurs retrouvent leurs lettres de noblesse !” Affiché à l’entrée de son petit du très chic 6e arrondissement parisien, l’article soigneusement découpé dans Le Monde du 23 novembre dernier fait la fierté de Mustafa Kemal Gunyar.
Retoucheur convoité, celui qui travaille aux cotés de son épouse et de son associé Fazil Moasafeer a fait de sa boutique L’art de l’aiguille le rendez-vous des modeux les plus avisés.
T-shirt APC, jean brut d’une marque galloise pointue et surchemise en flanelle structurée : le client qui vient chercher ses dernières retouches alors que le maître des lieux nous accueille en est l’exemple parfait.
"Les gens qui viennent ici sont vraiment en quête de vêtements de qualité.” nous souffle-t-il, décrivant une clientèle exigeante qui ne manque pas en ces temps de crise. “Je n’ai jamais autant travaillé que maintenant !" appuie-t-il, notant moins de petites retouches que de véritables transformations de vêtements.
À la recherche d’une qualité perdue
Et pour cause, dans son atelier, M. Kemal voit de plus en plus arriver des pièces d’un autre temps que leur propriétaire souhaite tout simplement restaurer, ajuster et remettre au goût du jour pour mieux se les réapproprier.
Manteaux en tweed des années 60 à la doublure de soie, robe en mousseline vintage ou pantalon de smoking à la coupe impeccable : le couturier me montre quelques pièces vintage auxquelles il doit donner un second souffle.
"Aujourd’hui, beaucoup de mes clients préfèrent réparer une pièce ancienne de meilleure qualité plutôt qu'en acheter une nouvelle." résume-t-il, expliquant ce phénomène par une baisse générale des standards de confection dans l’industrie du prêt-à-porter, y compris celle du luxe.
"On a des clients qui, 7 mois après avoir acheté un costume de grandes maisons viennent nous voir parce que la veste est déjà usée au niveau des coudes ou le pantalon au niveau de l’intérieur des cuisses." abonde M. Mosafeer, nostalgique d’une époque où l’on pouvait acheter un costume de qualité à Barbès pour 200 francs "de ceux dans lesquels on pouvait dormir sans y laisser un pli !" se souvient-il.
Cachemire qui bouloche ou se démaille facilement, tweed moins résistant que fragile, matière de costume qui se froisse en un mouvement : les deux hommes, comme tous les experts du textile que nous avons rencontrés, font état de matières qui, autrefois convoitées, faillissent à leur promesse de longévité, le tout avec un sens de la coupe et des finitions qui laisse souvent à désirer.
Même les fils et les épingles qu’ils utilisent pour retoucher et transformer nos vêtements auraient vu leur qualité dégringoler.
"Depuis le Covid, une bobine de fils qui tient la route coûte trois fois plus cher." a remarqué M. Kemal
Quand l'hyper-consommation nuit à la réparation
"De nos jours, soit vous mettez le prix pour avoir des produits de luxe d’une qualité devenue finalement aléatoire, soit vous allez chez les enseignes bon marché pour acheter des produits à un prix certes dérisoire, mais qui sont très bas de gamme." résume M. Moasafeer.
Une manière pour lui de pointer du doigt l"hégémonie de la fast-fashion qui incite moins les consommateurs à retoucher leurs vêtements qu’à les jeter et aussitôt à les remplacer.
Forte d’une croissance exponentielle inédite, cette industrie à l’impact socio-écologique désastreux pourrait connaître une augmentation de plus de 60% d’ici 2030 selon l’enquête "Fast Fashion, les dessous de la mode à bas prix", de Gilles Bovon et Édouard Perrin, diffusé sur Arte en mars 2021.
Autrefois réputées pour être un pic d’activité, les périodes de soldes sont également devenues un non-évènement pour tous les retoucheurs de quartiers.
"Avant, le premier jour des soldes, j’avais une file d’attente impossible devant la boutique, maintenant plus personne !" souligne M. Amar, un retoucheur niché rue Custine, dans le 18e arrondissement parisien.
Comment voulez-vous qu’un client vienne faire ajuster ou réparer une pièce qui lui a coûté 29,99 euros quand la retouche elle-même va coûter une quinzaine d’euros au moins ?
Il décrit des clients peu enclins à payer une retouche qui coûtera parfois aussi cher que le vêtement lui-même.
Une réticence d’autant plus forte, qu’ils sont désormais la cible de promotions et ventes privées en tout genre tout au long de l’année, dans un contexte de forte inflation et de crises économiques sans précédent.
"Comment voulez-vous qu’un client vienne faire ajuster ou réparer une pièce qui lui a coûté 29,99 euros quand la retouche elle-même va coûter une quinzaine d’euros au moins ?" interroge-t-il.
Garder ses vêtements beaux, plus longtemps
Pour Maria (le prénom a été changé), couturière indépendante installée non loin du Canal St Martin, c’est au contraire cette baisse de pouvoir d’achat qui serait à l’origine de la baisse de fréquentation lors des soldes… mais aussi le reste de l’année.
"L’année j’ai énormément travaillé, y compris juste avant Noël" se souvient celle qui prend soin de nos vêtements depuis près de 40 ans. "Mais là, ça a été très calme." se désole-t-elle, me pointant un portant de commandes presque vides.
Contrairement à ses pairs des quartiers bourgeois de la Rive Gauche, c’est moins par souci de qualité que d’économie que ses clients viennent la consulter.
"Ils cherchent surtout à réparer et prolonger la durée de vie de leurs vêtements, même s’il s’agit de produits de petites marques." résume-t-elle.
La doublure d’un manteau H&M un brin fatigué, un pantalon Zara Kids aux genoux usés et même un pyjama en lin très effiloché, la couturière doit même parfois rapiécer des chaussettes trouées.
"Je vois de tout, mais certainement pas des vêtements de luxe" conclut celle qui constate le déclin de son activité, mais aussi celle de la qualité des vêtements, depuis la crise économique de 2008.
Et les chiffres lui donnent raison : en France, plus de 70% des vêtements achetés relèvent de l’entrée de gamme selon l’association Refashion.
Polyester vs. seconde main
Un constat confirmé également par la demi-douzaine de tailleurs qui travaillent chez MD Retouches, une boutique conviviale aux abords de la place de la République, dans un quartier résolument gentrifié.
"Depuis la Covid, notre activité a nettement baissé." confirme un employés qui semble éprouver certaines difficultés à reprendre un jean en simili-cuir dont la matière paraît particulièrement coriace.
"Tout ça, c’est la faute du polyester. C’est simple, il y en a partout ! Or, c’est une matière impossible à réparer, à transformer", dénonce-t-il.
Et si les pièces de fast-fashion inondent leur atelier, ces tailleurs de quartiers ont vu émerger ces 5 dernières années une nouvelle génération de jeunes clientes.
Malgré un budget limité, elles souhaitent opter pour une mode plus durable et viennent faire retoucher des pièces de seconde main, chinées en friperie, chez Emmaüs ou sur des plateformes en ligne.
Aujourd’hui, beaucoup de mes clients préfèrent réparer une pièce ancienne de meilleure qualité plutôt qu'en acheter une nouvelle.
"Ça pour le coup, c’est un phénomène nouveau.” reconnaissent-ils, eux-même surpris de voir ces trentenaires branchées fouiller dans les portants d’Emmaüs.
Et ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Selon le dernier rapport de thredUP, réalisé en partenariat avec le cabinet d'analyse GlobalData : si 83% de la GenZ affirme avoir déjà acheté ou être sur le point d’acheter un ou des vêtements de seconde main, le marché mondial de la mode d'occasion devrait doubler d'ici 4 ans pour atteindre 350 milliards de dollars, soit autant de tonnes de vêtements qui pourraient avoir besoin d’une petite retouche… ou d’une grande transformation.
De quoi redonner un second souffle à nos tailleurs de quartier.