Imaginez une marque de mode qui ne déterminerait pas le tarif de ses produits mais offrirait à ses client·es le luxe de le fixer. Mis en vente en ligne au prix de gros, l'article prendrait de la valeur toutes les vingt minutes jusqu'à atteindre le prix boutique.

Mais c'est le tarif proposé au moment de la rupture de stock qui fixerait son prix définitif. En résumé : plus un produit serait acheté, moins cher il coûterait.

Expérimentée le 27 mars sur l'e-shop de Telfar via une nouvelle collection de pièces unisexes, cette petite révolution est le dernier coup de génie inclusif – et de com – de Telfar Clemens.

Un geste fort qui devrait provoquer une nouvelle vague d'enthousiasme chez les fans du label américain, comme à chaque réassort de son cultissime sac de shopping en cuir végan – sans aucun doute le plus démocratique de l'histoire – qui s'écoule en quelques minutes.

En septembre dernier, en pleine Fashion Week, la mise en vente surprise de son Bushwick Birkin aux couleurs de l'arc-en-ciel avait même généré, à Brooklyn, un embouteillage géant.

Ce n'est donc pas la première fois que le créateur new-yorkais d'origine libérienne, queer revendiqué, bouleverse les us d'un luxe jugé trop élitiste, hors sol. C'est même devenu la marque de fabrique de son label fondé en 2005 au slogan explicite : "Ce n'est pas pour toi, c'est pour tout le monde".

"Beaucoup de marques utilisent le prix comme une barrière d'entrée. Mais je n'ai jamais voulu cela pour ma griffe", expliquait le créateur au site Fast Company en mars dernier, lors de l'une de ses rares prises de parole (il n'a d'ailleurs pas souhaité répondre à nos questions : aux médias traditionnels, il préfère ses canaux de communication comme les réseaux sociaux ou la Telfar TV).

Démocratique donc, mais aussi unisexe et universelle, sa marque est devenue le porte-drapeau d'une mode pointue et engagée, capable de jouer dans la cour des grands.

Telfar, le luxe démocratique

Telfar Clemens fait partie des talents les plus disruptifs du moment car il a réussi à politiser la mode, analyse Vincent Grégoireé, directeur consumer trends & insights chez NellyRodi. "Pas seulement sur le terrain du body positivism mais aussi sur celui du “brain positivism”, c'est-à-dire des esprits éclairés par les questions sociales, politiques."

À l'heure où les études sur le luxe annoncent une montée des contre-pouvoirs et la mise en lumière des excès du système capitaliste en 2023, le succès de Telfar est donc le révélateur d'un besoin de changement viscéral dans la mode.

Né en 1985 dans le Queens (État de New York) au sein d'une famille originaire du Libéria, le jeune Clemens est avant tout un autodidacte. Son intérêt pour la mode naît d'une frustration : celle de ne pouvoir acheter des crop tops ailleurs qu'au rayon femme.

"Cette restriction de ne pas pouvoir ressembler à ce que je voulais m'a donné envie de créer mes propres vêtements", confiait-il en 2017 à i-D.

À 19 ans donc, il commence sa carrière en concevant des pièces à partir de T-shirts découpés qu'il vend dans la rue. Il coud l'après-midi tout en suivant des études de commerce, en gagnant sa vie la nuit comme Dj, et fonde officiellement sa marque en 2005.

Dès ses débuts, Telfar se distingue par son esprit subversif inspiré de Vivienne Westwood ou de Jean Paul Gaultier. Minimaliste, pensée pour le quotidien à travers des basiques revisités comme le sweat-shirt ou les jeans découpés, sa mode est à son image : accessible, démocratique, inclusive, sans distinction d'origine ou de sexe.

Mais Telfar, c'est aussi une aventure collective. Très vite, Clemens est rejoint par le directeur créatif Babak Radboy, puis par la femme de ce dernier, la styliste Avena Gallagher.

Sous l'impulsion du couple, l'univers de Telfar prend forme et se transforme en entreprise rentable.

Après avoir été longtemps ignoré par l'industrie, l'heure de la consécration est venue : le label gagne en 2017 le CFDA/Vogue Fashion Fund et s'envole deux ans plus tard vers l'Europe, direction Paris avec un défilé mémorable à la Cigale et Florence, où le Pitti Imagine Uomo, grand-messe internationale de la mode masculine le nomme "invité d'honneur".

Raffaello Napoleone, l'administrateur délégué du salon, se souvient encore du show qui invitait le public à communier autour des restes d'un banquet organisé la veille par l'équipe du créateur, comme dans une peinture de la Renaissance...

"Je connaissais le goût de Telfar Clemens pour l'art et les performances car il avait déjà travaillé avec le musée Guggenheim de New York", explique Napoleone. À l'époque, il était l'un des créateurs les plus intéressants de la scène contemporaine car il avait trouvé une façon très moderne de mélanger la mode, le business, l'art, la fonctionnalité des vêtements et la question de l'identité. Telfar parlait déjà d'inclusivité et d'unisexe bien avant que cela ne devienne un argument marketing." 

Une marque engagée 

L'activisme par le vêtement est une seconde nature chez ce designer, qui a soutenu le •mouvement #BlackLivesMatter en 2019 avec un T-shirt.

"Telfar Clemens ne se situe pas que sur le territoire de l'esthétique mais aussi sur celui du message idéologique, poursuit Vincent Grégoire. Il est proche des stigmatisés, des victimes, des ostracisés, et leur donne une certaine visibilité. Son sac est ainsi devenu l'emblème woke par excellence et le drapeau des femmes issues des minorités. Ce n'est d'ailleurs plus un accessoire, c'est un véritable manifeste !"

Et le symbole d'une success story qui se chiffre aujourd'hui à plus de 5 millions d'euros. Lancé en toute confidentialité en 2014 mais disponible seulement quatre ans plus tard, ce shopping bag en cuir vegan embossé du logo maison et surnommé avec humour le Bushwick Birkin – en référence au quartier de Brooklyn où travaille le créateur – est devenu un best-seller mondial, grâce à son prix abordable – de 138 € à 237 € environ, selon sa taille – et son éventail de couleurs pop. La rue mais aussi les célébrités (Selena Gomez, Bella Hadid...) en sont folles.

Au point que Beyoncé n'a pas hésité à chanter son amour pour cet accessoire quasi militant dans son album Renaissance* : "Le sac Telfar au bras, et tous les autres Birkin au placard."

Ce qui n'a pas manqué de provoquer une recrudescence des achats, témoigne le site de revente Vestiaire Collective... Pourtant Telfar n'a pas besoin de cette publicité : systématiquement « sold out », ses sacs ont créé sans le vouloir une véritable économie de la rareté, poussant la marque à mettre en place un système de précommande.

"Depuis la fin de l'an-née dernière, le modèle Small Shopping Bag est le plus demandé, explique-t-on chez Vestiaire Collective.

Mais la collaboration UGG x Telfar figurait aussi parmi les mots-clés liés à Telfar les plus recherchés sur la plateforme en 2022".En effet, initiée en juin 2021, la collection avec la marque californienne, qui compte également des bottines en suède, des bobs ou des survêtements, fait un carton.

Comme toutes les collaborations du label d'ailleurs, qui s'inscrivent dans les valeurs Telfar : pas de grands noms du luxe donc, mais des collections signées pour des enseignes grand public comme Eastpak, les Canadiens spécialistes de l'outdoor Moose Knuckles ou encore White Castle, la chaîne de fast-food préférée de Clemens et sait fédérer ses fans par des évènements festifs. Il a même abandonné la présentation classique du défilé pour des formats plus innovants et inclusifs.

Le dernier en date – et le plus ambitieux ? Telfar TV, soit une plateforme diffusant 24 h/24 des contenus originaux, entre défilés, concerts et vidéos amateurs. Sur ce média d'un nouveau genre, tout le monde peut vivre sa minute de célébrité.

Bébé ou chat dans son Bushwick Birkin XXL, moments d'émotion théâtralisés... tout y passe comme autant de mini-spots pub gratuits et spontanés.

La notoriété ne fait pas tout, mais parfois, dans la mode, comme c'est le cas avec Telfar, l'engagement paie.