Dans Peau d'âne, le film de Jacques Demy, la princesse exigeait une robe "couleur du temps". En cet été 2020, la formule magique pour créer une telle pièce n'a, hélas, toujours pas été trouvée. Mais à la place, on peut désormais se consoler avec des vêtements "aux couleurs de l'air du temps" : des habits qui correspondent à ce que l'époque réclame. Tiendrait-on là l'uniforme parfait pour habiter une période en quête de sens ?

Bienvenue dans l'ère du "modern craft". L'idée ? Faire rentrer sous cette appellation les pièces qui relèvent d'un artisanat moderne (traduction de la formule), d'une esthétique de la simplicité et du fait main. Dans cette catégorie, on rangera les robes en lin, voire en bure, les tissus brodés, le macramé, le crochet, les matières naturelles comme l'osier, le raphia, la corde, le cuir.

Ce qui se joue à travers le textile et nos envies vestimentaires ne fait que traduire nos interrogations profondes


Les coupes sont sobres, les tons organiques, le plus souvent doux. "Il y a des formes qu'on pourrait qualifier de silencieuses, note Fériel Karoui, du bureau de tendances Promostyl. "Ce sont des robes longues et droites, des tuniques, rien de complexe. Idem au niveau des couleurs, qui jouent la naturalité : toutes les nuances de blanc, beige, terracotta, vert pâle". Des teintes pastorales, agraires".

 Parce que la mode est toujours un formidable révélateur de son temps, les podiums de l'été racontent à merveille ce désir de frugalité. Les créateurs ont été nombreux à vouloir (re)nouer avec une allure frôlant parfois le monacal. "Cela fait plusieurs saisons que nous notons cette appétence", explique encore Fériel Karoui. "Mais elle n'est pas près de s'arrêter".

Bien sûr, on pense aux précédents dans l'histoire de la mode, tels le mouvement Arts and Crafts porté par William Morris dans l'Angleterre de la fin du xixe  siècle ou les années 70, habitées aussi par une ferveur artisanale. Mais il semblerait aussi que tout ce qui monte en puissance depuis quelques années dans la création, à l'instar des références aux mormons ou au baba cool version Larzac, ait fini par s'agréger pour constituer un véritable courant de fond en phase avec nos aspirations. Les habits du monde d'après, en quelque sorte.

"Renouer avec la nature, affirmer une sorte de symbiose"

C'est sûr : la crise sanitaire et l'épreuve du confinement que nous venons de traverser ont opéré comme un révélateur pour certain·es, un accélérateur pour d'autres. "Ce qui se joue à travers le textile et nos envies vestimentaires ne fait que traduire nos interrogations profondes", estime Bénédicte Fabien, du bureau de style Leherpeur Paris. Les gens ressentent le besoin de renouer avec la nature. Ils ont des envies d'installation à la campagne. Ils sont concernés par les questions environnementales.

Ils aspirent à ralentir, à être dans un autre rapport à la consommation. Ils veulent sortir d'une position de dominant, vis-à-vis de la faune et la flore, pour affirmer une sorte de symbiose. Du coup, ce qui fait rêver, aujourd'hui, ce n'est plus l'ostentation ou la profusion mais l'authentique, le naturel, l'artisanal. En haut du palmarès ? Ce qui semble surgi de la terre presque sans artifices, ou avec une intervention humaine moindre.

On retrouve d'ailleurs cette volonté de produits bruts dans le secteur de l'alimentation qui promeut l'idée du circuit court et des saveurs inaltérées. L'univers de la décoration résonne aussi avec tout cela : on plébiscite la poterie, la céramique, la corde, les atmosphères rustiques ou méditerranéennes, les murs à la chaux et les chaises en paille. Comme un air de vacances et de sérénité, toute l'année


Le travail à la main a toujours du grain, mais il est aussi porteur de sens.” Bénédicte Fabien, bureau de style Leherpeur Paris. 

"Adopter le modern craft, c'est affirmer une envie de se mettre en retrait du bruit", décrypte Fériel Karoui. Le bruit des réseaux sociaux, de la fast info, les bad buzz sur Twitter et les polémiques incessantes sur les chaînes en continu. Le bruit des villes, des voitures. Il y a une volonté de faire silence et d'aller vers une forme d'ascèse.

D'ailleurs, les boutiques les plus cool du moment ressemblent presque à des monastères, c'est dire ! » Un havre de paix où l'on pourrait faire son shopping tout en s'accordant une pause méditation ou yoga : l'idée n'est pas si saugrenue, elle est déjà mise en œuvre, par exemple, dans certaines boutiques à New York ou Los Angeles.

Et puisque dans cette tendance, tout semble bien "aligné" comme on le dit en astrologie, l'artisanat et le fait main sont au cœur des valeurs promues. "Il s'agit de sortir de la consommation standardisée et répétitive pour aller vers quelque chose d'unique, d'imparfait et d'authentique", note Bénédicte Fabien.

de gauche à droite : défilés printemps-été 2020 Celine, Fendi et Valentino

Le travail à la main a toujours du grain, mais il est aussi porteur de sens, d'histoire et d'une dimension artistique. » Face aux difficultés que traverse la mode, liées aux préoccupations écologiques et à l'arrêt de la chaîne de production lors du Covid-19, il est devenu vital pour les marques de reprendre la main sur leurs processus de production. Sortir de la dépendance à la Chine, pour revenir – pour partie – à du local. Mettre en valeur les artisans qui élaborent le produit.

C'est ce que fait, par exemple, la créatrice Marine Serre dans une série de petits films titrés Regenerated, qui présentent chacun un vêtement iconique et son artisan. "C'est une manière de redonner de la valeur au produit, en montrant le travail patient, minutieux qu'il a exigé", reprend Bénédicte Fabien. Puis cela permet de justifier un prix plus élevé que ceux des marques de fast fashion pour des vêtements produits dans des conditions parfois indignes à l'autre bout du monde – Chine, Bangladesh ou Pakistan.

"Une approche politique et citoyenne"

Mais il n'y a pas que ça. "Porter des vêtements sobres et fabriqués de manière locale et artisanale, c'est aussi être dans une approche politique et citoyenne", explique enfin Fériel Karoui. Ce sont des pièces statement qui disent : "Je refuse de souscrire au culte des tendances, de la vitesse, de la surconsommation. Il y a vraiment une dimension éthique là-dedans". 

Peut rentrer en ligne de compte, également, l'envie de soutenir tout un tissu économique et social de proximité, liée à une vie communautaire, comme on le fait avec les agriculteurs de nos régions. Autrement dit, plus que jamais, consommer c'est choisir. Et ces robes monacales, ces sandales naturelles et ces paniers en osier racontent rien moins que ça : une envie de faire bouger les choses.

Moderne, pour sûr.