"C'est le jour du décès de Christian Dior que je me suis rendu compte de la chance d'avoir travaillé avec lui." Empreinte de tendresse et d'émotion, la confession a presque de quoi faire sourire. Et pour cause, elle vient de celle, qui après la propre mère de Christian Dior, n'a cessé d’inspirer les créations de ce dernier, celles qui révolutionneraient l'industrie de la mode et la façon dont nous nous habillions.
C'est même lui qui lui a donné son nom d'usage - Victoire - et, avec lui, une vie à laquelle elle n'avait jamais pensé être prédestinée. "Vous serez mannequin", lui dira Christian Dior, "et je vous nomme Victoire".
Et Dieu créa Victoire
Muse, égérie, modèle, quintessence de l'élégance et du raffinement… les qualificatifs ne manquent pas pour décrire Jeanne Doutreleau - dite Victoire donc - et le rôle significatif qu’elle joua aux cotés de l’un des couturiers les plus légendaires de l’histoire de la mode française.
Tout commence en 1950, alors que la maison Dior, fondée trois ans plus tôt, est en pleine effervescence. Victoire est alors une jeune femme de 16 ans mesurant 1,65 mètre, avec une taille de 52 cm. Malgré ses cours de dessin, son entourage lui suggère de devenir mannequin.
Elle pose pour le peintre Louis Touchagues qui, reconnaissant son potentiel, écrit une lettre de recommandation pour Michel de Brunhoff, rédacteur en chef de Vogue, en échange de quelques heures de pose non rétribuées.
Ce dernier lui aurait alors dit : "Vous êtes l'oiseau qu'attend Christian Dior !" Lorsqu'elle se présente à Monsieur Dior avec la lettre, il est immédiatement conquis sans même la lire et celle qui décide de rebaptiser Victoire devient le mannequin vedette de la maison du 30 Avenue Montaigne.
Le couturier adapte même son esthétique pour elle, abandonnant le New Look pour une mode plus courte, plus moderne inspirée de l’air du temps.
Chaque jour, de 15h à 17h, Victoire participe ainsi aux essayages et aux défilés de la Maison pour des client.e.s du monde entier, incarnant ainsi le luxe et l’élégance à la Française tout en esquissant les contours du métier de mannequin au milieu du XXe siècle.
Amour, gloire et beauté
Car Victoire n’était pas seulement un mannequin pour Dior, elle est aussi une collaboratrice précieuse qui occupe une place prépondérante dans le processus créatif, au-delà même de son fondateur.
En 1955, un jeune modéliste nommé Yves Saint-Laurent rejoint en effet la maison de couture, marquant le point de départ d’une longue amitié entre lui et Victoire. Après la mort de Dior en 1957, alors qu'Yves Saint Laurent prend la relève, Victoire reste à ses côtés pour une saison, avant d'épouser Roger Thérond, rédacteur en chef de Paris Match mais surtout avant de le rejoindre en 1961 en tant que mannequin lorsqu’il fondera sa propre maison.
Effrontée, rebelle, résolument audacieuse, la muse met sa personnalité au service d'une mode émancipatrice, en pleine révolution des moeurs et plus particulièrement féministe.
En 1964, alors qu'elle se voit refuser l'entrée du restaurant Plaza Hotel parce qu'elle porte un pantalon, elle se rendra aux toilettes, enlèvera son pantalon et reviendra habillée seulement de sa tunique, faisant une entrée des plus remarquées dans ce haut lieu de la bourgeoise new-yorkaise.
Un coup de poker qui contribuera, à son niveau, à populariser la mini-robe typique des sixties dans une Amérique qui reste grandement puritaine.
La même année, avec Evelyne Prouvost, elle se lancera dans le prêt-à-porter pour enfants pour les États-Unis avant de se remarier en 1970 avec le peintre arlésien Pierre Doutreleau et de donner naissance à deux fils pour lesquels elle mettra fin à sa carrière de mannequin.
Elle continuera toutefois de se rendre assidûment aux défilés Dior Couture, fidèle à cette maison qui lui a donné un nom.