Prenez la carte de Paris, puis zoomez sur son XVIIIe arrondissement. Le 2, boulevard Marguerite de Rochechouart, ancienne adresse du magasin Tati, héberge depuis 2022 les activités de l'Union de la jeunesse internationale. Derrière ce nom solennel, un centre culturel parisien dévoué à faire briller les diasporas, les cultures africaines et la culture au sens large. Talks, pop-up stores et autres cafés font vibrer ce QG qui brasse des individus du monde entier.

C'est de l'idée de Youssouf Fofana qu'est née l'Union de la Jeunesse Internationale. Après le lancement du pop-up Matières Premières en 2023 et l'événement District 23 en 2024, avec son équipe, il inaugure dans l'ancien magasin une résidence arty qui court sur cinq mois. Son nom ? Le Grand Magasin Éphémère.

Rendez-vous incontournable des fans d'art, l'événement dispose de corners pensés pour mettre en lumière les designers de mode à suivre. Youssouf Fofana a accepté, à cette occasion, d'évoquer avec Marie Claire son actualité et son parcours de créatif rassembleur.

Marie Claire : Vous êtes, à l’image de votre génération, un créatif multicasquettes. À la fois fondateur de la marque Maison Château Rouge, à l'initiative de l'Union de la jeunesse internationale, cofondateur de l’association Les Oiseaux Migrateurs… Lorsque vous devez vous présenter, par quoi commencez-vous ?
Youssouf Fofana : Tout dépend du contexte (rires). Je ne dirais pas que j'ai plusieurs "casquettes", j'aime simplement faire des choses et dans chacun de mes projets, que ce soit avec Maison Château Rouge, l'Union de la Jeunesse Internationale ou à travers l’association Les Oiseaux Migrateurs, j'exprime ma volonté de créer du lien, de fédérer et de montrer une image différente à la fois du quartier, du continent africain et de la jeunesse parisienne.

Le 23 janvier, vous avez inauguré Le Grand Magasin Éphémère, une résidence au carrefour de l'art, la mode et la photographie. Pouvez-vous nous dérouler le programme ?
Le Grand Magasin Éphémère est un projet porté par l'Union de la jeunesse internationale et il s'étale sur les trois étages de notre espace.

Au rez-de-chaussée se trouve un atrium avec une bibliothèque, un café et un corner enrichi d'une sélection de magazines disponibles à la vente. S'y trouve aussi un premier espace retail appelé "Communauté Internationale" consacré à la mise en avant de marques et de designers qui fédèrent des communautés. Iels ont un positionnement dit "streetwear", même si, avec notre équipe, nous cherchons une autre sémantique pour remplacer ce terme.

Au premier étage est installée une galerie publique dotée d’un espace d'exposition voué à changer quasiment tous les mois. Elle accueille en ce moment l'exposition "Tati 50 x 50 - Studio Photo Malick Sidibé, Seydou Keïta". Enfin, au deuxième étage loge "Matières Premières", un autre corner de vente dédié pour sa part à des marques et à des designers qui valorisent les métiers d'art ou les savoir-faire de leurs pays d'origine ou des savoir-faire qui leur sont chers.

C'est un concept d'envergure. Comment avez-vous monté ce projet ?
Nous aimons dire que ce projet est un centre culturel expérimental. Il a débuté en 2022, à la suite du lancement de l'Union de la jeunesse internationale. Nous avons supervisé le premier volet de ce concept en équipe réduite, en l'occurrence celle qui se cache derrière Maison Château Rouge. La programmation était très dense avec des expositions alternant toutes les deux semaines, un espace talk, des conférences... En fin de compte, ce premier jet nous a permis d’appréhender le lieu et de lui créer une identité.

Ensuite, durant les Jeux olympiques de Paris 2024, nous avons refait vivre l'espaxe sous la forme d'un hub culturel appelé District 23 avec l'appui de la marque Jordan. La programmation était toujours la même, à l'exception de l'absence d'espace retail, et tout était entièrement financé par Jordan. Après coup, nous avons convenu avec l'équipementier sportif de poursuivre le projet initié en 2022, mais avec davantage de moyens. Ce qui explique pourquoi nous revenons aujourd'hui avec Le Grand Magasin Éphémère qui implique beaucoup plus de collaborateur-rice-s, d'entités, et bénéficie à nouveau du soutien de Jordan.

Ce "lieu" abritait jadis le magasin Tati de Barbès. Pourquoi avoir choisi cette adresse emblématique ?
J'ai eu envie d'édifier un centre culturel dès 2014, lorsque j'ai fondé Les Oiseaux Migrateurs. J'ai même pu en discuter avec le maire du XVIIIe arrondissement de Paris à qui je disais que ce qu'il nous fallait, c'était un Palais de Tokyo local, qui soit capable de raconter les histoires des diasporas. La mairie était enthousiaste, mais nous avons peiné à trouver un lieu, jusqu’à l’éclosion en 2021 de "Réinventer Paris 3", l'appel à projets urbains via lequel le local de Tati a été mis en vente.

Le projet a été remporté par le promoteur Immobel, qui nous a contacté pour que nous fassions revivre ce bâtiment historique. L'occasion parfaite pour enfin mettre en place le projet de création d'un centre culturel. Nous nous sommes mis d’accord et Immobel nous a donné les clés de l'espace pour créer l'Union de la jeunesse internationale.

Maintenant que ce "Palais de Tokyo des diasporas" existe, à quel point êtes-vous fier de son évolution ?
Nous avons toujours le regard porté sur les axes d'amélioration, donc, nous n'avons pas encore vraiment réalisé. Ceci dit, le feedback des visiteur-euse-s- et leurs remerciements, les voir s'approprier le lieu, tout ça nous touche énormément et confirme la nécessité de cette adresse unique à Paris. D'autant plus que comme d'autres capitales européennes, la France compte une importante diaspora, qu'elle soit africaine ou non [8,7 millions de personnes vivant en France sont nées à l’étranger selon une étude de l’INSEE parue en 2023, ndlr].

Je crois qu'un jeune sur deux a une double origine [les statistiques ethniques en France sont contrôlées, ndlr]. C'est fou que nous n'ayons aucun espace qui vienne le raconter. Je suis convaincu que des lieux comme l'Uji sont d'utilité publique et qu'en ce sens, nous avons besoin de l'appui des mairies et d'institutions influentes pour nous aider à les créer. Ces endroits aident à notre construction individuelle. Ils nous aiguillent dans nos questionnements vis-à-vis de notre identité, de notre rapport à la nationalité française ou à notre double culture. Surtout, qu'en tant que première ou seconde génération d’immigré-e-s à être née en France, nous n'avons pas toujours de repères. Ces espaces peuvent le devenir.

Ce qu'il nous fallait, c'était un Palais de Tokyo version XVIIIe arrondissement qui soit capable de raconter les histoires des diasporas

La mode au Grand Magasin Éphémère

Au programme du Grand Magasin Éphémère, il y a aussi des workshops et des masterclass gratuites. Comment vous est né cet altruisme ?
Pour moi, cela va de soi. À titre personnel, je n'avais personne pour me conseiller ni me guider lorsque j'ai lancé ma marque Maison Château Rouge. À l’époque, j'ai eu le sentiment de devoir inventer une façon de faire, ce qui est très compliqué à exécuter. C'est dur de se lancer ainsi ou même d’entreprendre sans avoir le bon réseau. J'espère que dans les années à venir, ma génération et celles qui viennent après n'auront plus à se poser de questions grâce à toutes les personnes qui auront été là pour montrer la voie et offrir les outils nécessaires afin que chacun puisse s'accomplir comme il le souhaite.

D'une certaine manière, votre initiative s'inscrit dans la même veine que FreeGame, le programme de mentorat gratuit créé par Virgil Abloh pour apprendre aux jeunes designers à lancer leur marque de mode... Est-ce qu'il a pu, lui ou d'autres figures, vous inspirer ?
Virgil Abloh a bousculé les codes dans les secteurs du design et de la mode et nous autres créatifs-ives sommes hyper reconnaissant-e-s pour son parcours et ses accomplissements. À mon avis, nous avons tous deux été confrontés aux mêmes problématiques dont la conséquence directe est cette volonté commune de vouloir faciliter le cheminement des créatifs-ives qui ont des questionnements plein la tête. Cette quête de solutions est dans l'air du temps. Plus que cela, elle est importante parce que nous avons besoin de résolutions immédiates à ces problématiques. Virgil Abloh a su le faire à une grande échelle avec des moyens conséquents. Il est important, aussi, d'avoir des modèles français et parisiens afin que les jeunes d'ici puissent mieux s'y identifier. 

Parlez-nous des créateurs de mode mis en avant à travers la section "Matières Premières" du Grand Magasin Éphémère. Comment avez-vous effectué cette curation et qu’avez-vous vu en eux ?
La curation, nous l'avons signée ensemble, avec Vandalay Boulom et Angèle Merlet. Elle est constituée de marques que nous suivons depuis longtemps, que nous estimons et que nous consommons. Notre brief de départ était : "Comment pourrait-on regrouper les "Maison Château Rouge" qui existent partout dans le monde ?". Car si Maison Château Rouge aime travailler avec des artisan-e-s sur le continent africain, plein d’autres marques en font de même à leur façon. Par exemple, nous exposons Kartik Research, designer basé à Londres, qui a coutume de travailler avec des artisan-e-s en Inde.

Il y a aussi la marque Studio de Lostanges qui, elle, est basée en Bretagne et travaille avec des artisan-e-s régionaux-ales ou encore Mozhdeh Matin qui collabore avec des artisan-e-s améridien-ne-s au Pérou. Ainz StudioMerrma Earth, Benoit Lalloz, Fichu, Reward If Found, Forêt Vierge, et Een Studio font également partie de la programmation.

En tant que consommateur de vêtements, je constate que l'ampleur de la scène mode dans les pays nordiques, les pays de l'Est et le Japon invisibilise énormément le travail des designers issu-e-s d'autres régions du monde. Nous avons justement envie de montrer que toutes les modes se valent. Mettre en lumière cette richesse de cultures à Barbès, chez Tati, c'était l'endroit idéal.

Il y a trois ans, vous introduisiez le premier volet de Matières Premières à l’Union de la Jeunesse Internationale avec au casting notamment Rescha et Charmi qui sont maintenant des marques acclamées. Quel bilan faites-vous de cette “saison 1” ?
Nous ne sommes pour rien dans leur succès. Ce qui a toujours été important pour nous, c’était de mettre l'espaceà la dispositionde chaque marque pour qu'elle se l’approprie et trace ensuite son chemin. Ces labels ont simplement démontré ce que nous avions pressenti : ils représentent aujourd'hui fièrement la mode française.

Parmi les marques exposées, on retrouve de jeunes designers de mode. Quand vous aviez leur âge, de quoi est-ce que vous rêviez et le présent est-il à la hauteur de vos espérances ?
Quand j’avais leur âge, je voulais devenir archéologue et en quelque sorte, c’est ce que je fais aujourd’hui (rires). À mes débuts dans la mode, la boutique Colette existait encore. Le rêve général, à l'époque, était d'être exposé dans ce concept store. La boutique est aujourd'hui fermée, donc notre volonté était de parvenir à recréer un lieu qui ferait nourrir chez d'autres le souhait d'être mis en lumière dans un shop qu’iels affectionnent.

Nous avons constamment la même interrogation : "Comment créer l'espace idéal pour que les designers et les marques soient hyper fier-ère-s d'être ici, à l'Union de la jeunesse internationale, et comment arrive-t-on à les mettre en avant de la meilleure des façons ?" Ce sont nos enjeux principaux.

Le Grand Magasin Éphémère et tous les événements organisés à l'Uji ont vocation à mettre en avant les diasporas africaines. Pourquoi ce besoin pressant ?
C’est commun à beaucoup de créatif-ve-s d’aujourd’hui. Auparavant, nous étions trop jeunes pour comprendre comment s'organisait la scène artistique au global, mais maintenant, nous sommes à des postes décisionnaires, alors, nous avons une appréhension plus claire du monde, de ce qui nous entoure. Étant en capacité de développer notre vision, il s'agit dorénavant de l’appliquer pour mettre notre pierre à l’édifice. Nos parents ont immigré en France et ont fait avec les moyens qu'ils possédaient. À nous de faire l'autre partie du chemin, avec les moyens dont nous disposons. C'est une mission que nous portons, qui est en nous et que nous ne devons pas fuir.

Le contexte politique en France, est-ce une motivation supplémentaire ?
Avant, j'avais l’impression que souvent, en tant qu'enfants des diasporas, nous étions mécontent-e-s parce que nous étions peu ou pas représenté-e-s. Plutôt que de rester sur ce constat, nous cherchons maintenant à créer des alternatives, comme des institutions qui portent nos valeurs, et à faire en sorte qu'elles soient au même niveau que les autres institutions.

Cette année marque officiellement les dix ans de Maison Château Rouge. Dix ans donc que vous évoluez dans la scène mode parisienne. De quoi êtes-vous le plus fier jusqu'ici ?
J'ai vécu plein de moments forts, mais le plus récent remonte à l'été dernier. Mon père a passé deux journées complètes dans le District 23. Il a fait des ateliers avec les petit-e-s, il y avait aussi mes neveux, mes nièces, un peu toute ma famille et cela m'a rendu fier, parce que c'est bien la preuve qu'ensemble, nous faisons partie d'une histoire. Nous sommes la continuité de ce qui a été fait avant nous. Plus jeune, je n'étais pas content de venir chez Tati avec mon père pour faire les achats scolaires de la rentrée. J'avais honte, même, car, nous n'achetions pas de la grande marque. Aujourd’hui, mon père revient ici, et lui, il est fier de venir pour moi.

Le Grand Magasin Éphémère est situé au 2, boulevard Marguerite de Rochechouart Paris 75018. Il est ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h.